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vendredi 7 mars 2014

En finir avec "le productivisme"...



"Il faut mettre fin à la course à la productivité"
Entretien avec Jean Gadrey*, économiste, professeur émérite à l'université de Lille I
Production d'énergie primaire par source selon le scénario négaWatt
Le dogme de la croissance et la logique économique pure nous ont conduits dans une impasse. Jean Gadrey plaide pour une transition écologique et sociale.
- Parce que la croissance ne tient plus sa promesse de progrès et qu'elle détruit la planète, vous estimez que nos sociétés doivent aujourd'hui lui tourner le dos. Cela signifie-t-il revenir à l'état plus ou moins stationnaire qu'a connu l'humanité avant les révolutions industrielles ?
L'idée qu'il faille se débarrasser du culte de la croissance n'a rien à voir, pour moi, avec celle d'un retour à l'état stationnaire, selon lequel nous serions condamnés à reproduire sans cesse le même état de choses. Tout simplement parce que nous avons besoin de plus d'innovations, et pas seulement technologiques, dans de nombreux domaines pour accomplir la transition écologique et sociale que j'appelle de mes voeux.
Concrètement, cela signifie remplacer en quelques dizaines d'années l'énergie nucléaire ou celle des centrales à charbon par des énergies renouvelables, effectuer la réhabilitation thermique de millions de logements anciens ou encore réorienter radicalement l'agriculture vers une production de proximité, agro-écologique, biologique, permettant de manger sain. Il s'agit de prendre un grand virage pour que le toujours mieux remplace le toujours plus. Ça n'est pas stationnaire du tout !

Bien sûr, cette société de prospérité sans croissance impliquerait de réduire les activités et les modes de vie insoutenables sur le plan écologique : il y aurait moins de déplacements automobiles, moins de transport aérien, par exemple. Mais cela serait compensé par des économies sur notre facture d'énergie, un air plus pur en ville, une nature capable de se régénérer, etc. La perspective de bien vivre dans une société solidaire est-elle moins enthousiasmante pour la plupart des gens que celle qui leur a été offerte ces dernières décennies d'accumuler toujours davantage de biens matériels ? Posons-leur la question.
- La croissance n'est-elle pas cependant indispensable pour résorber le chômage ?
Je ne le crois pas. La promesse des Trente Glorieuses selon laquelle la société se libérerait progressivement du travail par le biais de gains de productivité fantastiques et réguliers s'est heurtée à un mur. Nous pensions que nous serions capables de produire toujours plus avec toujours moins de travail humain, sans voir que cela impliquait une dynamique insoutenable dans la consommation d'énergie et de matières premières, la pollution et les émissions de gaz à effet de serre. Ce qui risque de manquer aujourd'hui, ce sont les ressources naturelles, alors que le travail humain, lui, est surabondant, puisque nous avons cinq millions de chômeurs en France. Il faut donc, selon moi, mettre fin à la course à la productivité. D'autant qu'elle se traduit bien souvent par une perte de qualité, comme on l'observe par exemple dans les services publics de la santé ou de l'éducation.
A contrario, la transition écologique peut être créatrice d'emplois. Si l'on remplaçait l'agriculture intensive, industrielle et chimique qui domine actuellement par une agriculture biologique de proximité, il faudrait 30 % à 40 % d'emplois supplémentaires. Même constat dans l'énergie : le scénario de l'association négaWatt, qui vise à éviter 65 % de la demande primaire d'énergie en France en 2050, grâce à la sobriété et à l'efficacité énergétique, table sur la création de 700 000 emplois dans les deux décennies à venir. Bien sûr, cela impliquerait de payer plus cher les produits alimentaires et l'énergie, ce qui demanderait une attention particulière aux inégalités, pour que tous puissent y avoir accès.
- Là encore, la croissance n'est-elle pas incontournable pour financer aussi bien la transition écologique qu'un haut niveau de protection sociale ?
Je conteste cet argument. D'abord, la croissance, en elle-même, n'est pas une condition suffisante pour permettre de préserver ces biens communs ou ces acquis sociaux : nous avons connu de belles périodes de croissance, accompagnées de régressions sociales et d'une montée de la pauvreté. Ensuite, la solidarité peut remplacer la croissance, en termes de financement. Il y a quelques années, j'avais calculé qu'il aurait fallu débourser 20 milliards d'euros par an pour que personne en France ne soit en dessous du seuil de pauvreté de l'époque, soit 1 % du produit intérieur brut (PIB), la richesse économique nationale. Simultanément, j'avais observé que le montant des dividendes versés par les entreprises aux actionnaires n'avait pas cessé de croître depuis la fin des Trente Glorieuses pour atteindre des niveaux sans précédent depuis les années 2000, de 9 % à 10 % de la valeur ajoutée, soit environ 100 milliards d'euros aujourd'hui. Cinq fois plus donc que ce qu'il faudrait pour éradiquer la pauvreté, à son niveau d'il y a deux ou trois ans.
On peut appliquer le même raisonnement aux niches fiscales ou aux paradis fiscaux. J'estime qu'en France, on pourrait au total réaffecter au minimum 5 % à 6 % du PIB à la protection sociale, à l'éradication de la pauvreté et à des investissements dans la transition écologique et sociale, uniquement en mettant fin à un certain nombre de privilèges et d'inégalités qui sont devenus indécents.
- Cette société post-croissance que vous appelez de vos voeux est-elle compatible avec le capitalisme ?
J'ai de sérieux doutes sur la possibilité d'opérer un grand virage écologique et social dans le cadre du capitalisme, qui plus est celui que nous connaissons aujourd'hui. Il est court-termiste par essence : la valeur pour l'actionnaire n'a rien à voir avec le souci des générations futures. Dans le même temps, si l'on doit attendre la fin du capitalisme pour entreprendre les conversions nécessaires de nos activités et de nos modes de vie, le grand soir risque fort de ressembler à une grande nuit de l'humanité. Amap, finance solidaire, monnaies locales, coopératives d'éoliennes, etc., aujourd'hui déjà, des centaines d'expériences alternatives qui vont dans le bon sens fleurissent un peu partout à l'échelle locale en France et en Europe.
Mais leur développement est freiné par la toute-puissance des multinationales et de la finance mondialisée sur l'économie. Cette multiplication de petites révolutions tranquilles n'aboutira pas sans grandes politiques permettant leur généralisation. Pour reprendre l'exemple de l'agriculture, le développement d'une agriculture biologique de proximité suppose des encouragements fiscaux, des efforts de formation ou encore la récupération du foncier périurbain pour organiser des ceintures maraîchères autour des agglomérations.
- Pensez-vous que la crise actuelle puisse favoriser le changement ?
Etre objecteur de croissance ne signifie absolument pas penser qu'une bonne récession serait une solution. Je crois au contraire qu'il nous faut combattre les risques de récession prolongée dans lesquels l'Europe est plongée. C'est un drame humain pour ceux que cela touche et cela redonne un nouveau souffle aux idées extrêmes ou xénophobes. Et l'on ne quitte pas, en un an ou deux, une trajectoire productiviste qui s'est construite durant des décennies. La transition prendra du temps.
En même temps, la crise peut contribuer à faire prendre conscience qu'on ne peut plus continuer comme ça. Que cette crise qui s'est présentée à nous comme une crise financière avant de devenir une crise économique et de la dette publique est aussi une crise écologique, liée à la raréfaction et au renchérissement d'un certain nombre de ressources de la croissance (pétrole, matières premières, produits agricoles…).
C'est enfin une crise morale et démocratique, au sens d'une crise des représentations d'un monde souhaitable. Les dirigeants politiques ont intégré l'économie financiarisée comme une contrainte incontournable, à un tel point que leurs marges de manoeuvre finissent par être réduites à peu de chose. Or, le projet d'une transition écologique et sociale, ou d'une société post-croissance, n'a aucun sens si l'on reste dans la logique économique pure. C'est un projet de type politique. C'est de l'économie politique et sociale. Ou de l'écologie politique.
Entretien avec Jean Gadrey, économiste, professeur émérite à l'université de Lille I
Propos recueillis par Marc Chevallier et Jacques Goldstein
Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013

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