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lundi 5 août 2013

La société est en état de commun dépassé...

Nicolas Truong : « La société est en état de commun dépassé »Nicolas Truong : « La société est en état de commun dépassé »

 Nicolas Truong est directeur des pages « Idées-débats » du Monde. Et voici qu’il publie une série d’entretiens détonants, recueillis au festival d’Avignon où il anime le Théâtre des idées. Dans Résistances intellectuelles. Les combats de la pensée critique, se croisent ainsi Jacques Rancière, Jean-Luc Nancy, Françoise Héritier, Bernard Stiegler, Frédéric Lordon, Pierre Rosanvallon, François Cusset, Edgard Morin ou encore Michel Onfray. Un recueil passionnant, facile d’accès, dont nous parle ici le metteur en scène des idées.  
D’où vient l’idée de ce livre ?
Nicolas Truong. Ce recueil est issu d’un travail mené de 2004 à 2012 aux rencontres du Théâtre des idées. Quand ils ont pris la direction du Festival, après l’annulation du festival de 2003 (ce qui n’était pas arrivé depuis 1968), Hortense Archambault et Vincent Baudriller m’ont demandé de réfléchir à ce que pourrait être une scène de la pensée à Avignon. Leur projet, c’était notamment d’associer un artiste au festival chaque année de façon à colorer chaque édition. La première année, en 2004, l’artiste associé désigné fut Thomas Ostermeier, un metteur en scène allemand qui porte la critique sociale contemporaine. L’idée des codirecteurs, c’était que le Festival redevienne un lieu de parole, de critique du monde, et que les intellectuels reviennent au théâtre. Ils m’ont demandé de créer un espace pour ça, pour aider à dépoussiérer et à mettre en relation. J’ai invité Jacques Derrida autour d’une question : l’Europe. Ces rencontres, c’est du jazz intellectuel, très préparé. Derrida a fait une lettre, qu’il a lue de façon théâtrale. Depuis, ces rencontres cherchent à lier les thématiques qui traversent la scène contemporaine, que l’on voit à Avignon, et les grandes questions sociales et politiques du moment. Ce qui veut dire que, pour lire ce livre, on n’a pas besoin d’être allé à Avignon. C’est une sorte d’introduction à la pensée critique contemporaine.
Selon quelle logique avez-vous rassemblé ces trente et un penseurs ?
Ce qui les rassemble, c’est de faire vivre la pensée critique, c’est-à-dire une manière de soumettre la réalité et les théories dominantes au tamis du jugement argumenté. Je n’ignore pas que la pensée critique, telle que définie par Razmig Keucheyan par exemple, est souvent cantonnée au marxisme et à l’anticapitalisme, dans la lignée de l’école de Francfort. Mais c’est oublier que Theordor W. Adorno, Max Horkheimer et leurs amis n’étaient pas que marxistes et anticapitalistes. Ce qui les distinguait des autres marxistes, c’est qu’ils interrogeaient le point de vue même de l’intellectuel, avant Pierre Bourdieu. Ils étudiaient la position du chercheur par rapport à son objet, remettant en cause leur propre position. Ils s’intéressaient à la musique, à l’industrie culturelle, à la psychologie. La pensée critique, je la prends donc au sens élargi : la faculté de juger et de ne pas partir de présupposés. Ce qui lie ces trente-et-un penseurs, c’est leur capacité à comprendre les choses dans la globalité, leur radicalité, c’est-à-dire selon l’étymologie une réflexion allant à la racine des choses. Ils n’ont pas peur de penser le tout à partir d’une question. Ils ne sont pas satisfaits de l’ordre actuel des choses et cherchent des voies pour inventer d’autres mondes ou au moins d’autres façons de les appréhender.
Qu’est-ce qui vous a frappé dans ce qui est commun entre eux ?
C’est précisément le commun ! Cette recherche de la fabrique du commun. La difficulté à y parvenir est pointée partout. Qu’on ait été communiste ou pas, qu’on soit artiste ou pas, la société a mal à son commun. Elle est en état de « commun dépassé ». On voit bien que ça coince à tous les niveaux sur ce qui fait que les gens tiennent ensemble. Matthieu Potte-Bonneville et Sophie Wannich traitent des « affaires » qui révèlent combien les fondamentaux démocratiques ont volé en éclat. Plus grand monde n’a le sentiment de participer à une aventure collective. On a l’impression que le projet commun, ce qui fédère une nation, un pays, un parti, une école se dissout au profit d’individualités qui cherchent à tirer leur épingle du jeu parce que ce qui fait sens s’est relativisé. Qu’est-ce qui peut faire commun aujourd’hui après l’effondrement du communisme et à l’ère de ce que l’on appelle « l’individualisme » ou le « communautarisme » ? Avec sa proposition de « l’être-avec », Jean-Luc Nancy cherche cette voie d’un commun à l’heure de la communauté désoeuvrée. Alors qu’ils n’appartiennent pas au même courant philosophico-politique, Pierre Rosanvallon et Yves Sintomer ne sont pas si loin en cherchant à répondre à la même question.
Le mot catastrophe revient de nombreuses fois. Est-ce que tous ces intellectuels dépeignent un monde qui bascule ou qui est déjà dans la catastrophe ?
Oui, une partie d’entre eux appartient ou a été traversée par cette analyse catastrophiste, de Walter Benjamin à Giorgio Agamben en passant par Guy Debord ou Julien Coupat. Mais tous, je crois, dépassent le stade du constat de la catastrophe écologique, mentale, démocratique. Pour y répondre, certains comme Jacques Bouveresse ou Alain Badiou proposent une réponse relevant de la critique rationaliste, d’autres comme Jacques Rancière ou Pierre Rosanvallon partent d’une critique démocratique, d’autres encore comme Annie Lebrun développent une critique par l’analogie, c’est-à-dire les correspondances entre des phénomènes apparemment très éloignés – chirurgie esthétique et relookage des villes, destruction de la forêt amazonienne et amoindrissement imaginaire occidental, par exemple. Même si beaucoup pensent que la situation est très noire et le filet de lumière difficile à trouver, ils sont animés par une révolte, une colère, une idée. Il y a du souffle.
Vous parlez de service public des idées. Qu’entendez-vous par là ?
Je pense à Jean Vilar qui disait que le théâtre devait être un service public, « comme l’eau, le gaz et l’électricité ». Je pense qu’il faut un service public des idées, pas conçu comme une pensée d’État ou qui servirait de légitimation à une programmation culturelle. On peut considérer qu’il devrait exister un accès libre et partagé à l’intellectualité.
Et maintenant, vous préparez une pièce de théâtre ?
Oui. Je l’ai conçu à partir d’un collage de textes d’une vingtaine d’auteurs de la pensée critique. Cette pièce s’appelle Projet Luciole. J’ai ainsi mis en scène Foucault, Deleuze, Rancière, Lyotard, Adorno, Orwell, Baudrillard, Pasolini, Agamben… Cette histoire raconte toutes les histoires possibles de la pensée critique mais aussi celle de la luciole. En 1941, Pasolini a écrit une très belle lettre à propos d’un bosquet de lucioles qu’il a vu dans une nuit merveilleuse et symbolisait pour lui l’amitié, l’amour, la résistance, le partage, la politique. En face, il y avait les projecteurs du fascisme triomphant. Pasolini raconte cette nuit dans une lettre privée. Plus tard, en 1975, dans Il Corriere de la sera, il publie l’article des lucioles, dans lequel il dit en substance que les lucioles ont disparu de la nuit italienne car la pollution les a chassées et la modernité a tout détruit. Or, avant, pendant et après, une grande partie de la pensée critique avait dit la même chose, que les lucioles avaient disparu, que l’expérience est détruite par le monde moderne. En fait, tous les courants de la pensée critique étaient traversés par ce jeu d’ombres et de lumières. La critique déconstructionniste de Derrida nous dit que, à force de tout vouloir rendre à la raison, la philosophie des Lumières nous a aveuglés et l’on aurait perdu, oublié quelque chose. Il faudrait donc tamiser la lumière et aller chercher dans les marges. La théorie critique de Francfort, c’est du même ordre. La critique démocratique, avec Jacques Rancière, nous a dit que les prolétaires des années 1830 et 1840 voulaient que la nuit leur appartienne pour créer, écrire, faire du théâtre. C’est la nuit qu’on atteint les lumières, et non en écoutant la journée les grands intellectuels éclairés qui les guident parce que les prolétaires sont eux aussi des intellectuels. Pour le courant rationaliste de Badiou ou Bouveresse, la philosophie doit continuer à sortir les gens de la caverne pour aller à la grande lumière du jour et de la vérité, quitte à s’aveugler sur certaines choses, à cause de la catastrophe du XXe siècle. Selon eux, on peut construire des systèmes globaux. J’ai donc mis toutes ces idées en scène. Avec Judith Henri et Nicolas Bouchaud, je monte en ce moment ce spectacle qui sera présenté à Avignon   du 7 au 13 juillet puis à Paris, en janvier 2014, au théâtre Montfort
Clémentine Autain.

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