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dimanche 7 juillet 2013

Histoire d' été...



Gonzalo Guerrero, le conquistador renégat
La conquête du continent américain par l’Espagne fut affaire de bouchers, la cause est entendue. Des Caraïbes au Pérou en passant par le Mexique, le Nouveau Monde a été le théâtre d’une longue série de massacres, « justifiés » par la supposée absence d’âme des populations indigènes. Il est pourtant un conquistador qui traita d’égal à égal avec les Indiens. Voici l’histoire de Gonzalo Guerrero, « El Renegado ».
1511. Un navire de la Couronne espagnole chargé d’esclaves et d’or fait naufrage au large de la Jamaïque. Peu de survivants, une vingtaine à tout casser, lesquels se réfugient sur un canot de fortune voguant au gré des courants. Pendant deux semaines, l’esquif dérive sous un soleil de plomb et les marins tombent comme des mouches. Quand il finit par toucher terre, ils ne sont plus qu’une dizaine. Leur point de chute ? Le nord-ouest du Yucatán, en plein territoire maya.
À peine débarqués, les survivants sont capturés par des indigènes. Des dix naufragés, seuls deux échappent à la première fournée anthropophage – le père franciscain Geronimo de Aguilar et le soldat Gonzalo Guerrero. De leur cage, ils voient leurs compagnons être exécutés puis dégustés rituellement. Ambiance. Eux sont destinés à de prochaines festivités sacrificielles – on les gave à cet effet. Mais Geronimo et Gonzalo parviennent à s’échapper. Après quelques jours de marche dans la jungle, leurs chemins se séparent. Geronimo est vite capturé par une tribu rivale, celle du chef Aquincuz – dont il devient l’esclave. Quant à Gonzalo, il s’enfonce plus profondément en territoire maya.
Photo1 : Représentation du conquistador Hernan Cortés (Codex Azcatitlan, copié peu après la conquête sur un document indigène)
1519. Hernan Cortés et son armada – quatre cents hommes pour onze navires – quittent Cuba et voguent vers le Mexique. Au mouillage sur l’île de Cozumel, en face de la péninsule du Yucatán, le futur conquérant du Mexique interroge la population locale par le biais de son interprète – un indigène capturé deux ans auparavant. C’est ainsi qu’il apprend l’existence de ces deux Espagnols aux mains des Mayas. Il envoie une expédition à leur recherche. Geronimo, vite localisé, est racheté au chef Aquincuz. L’expédition le charge alors de retrouver son ancien compagnon d’infortune.
Quand Geronimo déniche Gonzalo, ce dernier avoue être peu pressé de retrouver ses anciens compatriotes. Pour tout dire, il n’a aucune envie de partir. C’est qu’il a fait du chemin en huit ans : d’abord vendu à Nachan Caan, un cacique de la région, il a ensuite été affranchi et a épousé Zazil-Ha, la fille de son maître, avec qui il a eu trois enfants. Il s’est même fait tatouer et s’est coupé les cheveux à la façon des guerriers mayas. Une intégration expresse, qui culmine quand il est nommé conseiller militaire de la cité de Chaktemal. Sa position sociale assurée, il ne compte aucunement quitter les Mayas, explique-t-il à Geronimo : «  Frère Aguilar, je suis marié ; j’ai trois fils, et on me tient ici pour cacique et capitaine en temps de guerre. Allez avec Dieu ; pour moi, j’ai la figure tatouée et les oreilles percées. Que diraient de moi ces Espagnols s’ils me voyaient ainsi accommodé ? Et puis, voyez ces trois miens petits enfants : qu’ils sont jolis !  »1
Photo2 : Aguilar & Cortes

Abandonnant Gonzalo à son sort, le père Aguilar rejoint alors Cozumel, où l’attend Cortés. Convoyé par des Indiens, il prend pied sur l’île au moment où les Espagnols allaient lever l’ancre, en quête de nouveaux territoires à conquérir. Cortés croit d’abord être en présence d’un comité d’accueil maya, tant les années de captivité ont modifié l’aspect du Franciscain : « Naturellement brun et tondu en façon d’indien esclave, il portait un aviron sur l’épaule et avait une vieille cutara [sorte de sandale] chaussée et l’autre à la ceinture, une vieille cape fort piètre et une braguette pire encore dont il couvrait ses parties honteuses.  »2 Il faut que Geronimo s’exprime en castillan pour que Cortés comprenne qu’il est l’un des deux captifs recherchés. Par la suite, le prêtre se montrera un précieux auxiliaire dans la conquête du Mexique, notamment comme traducteur.
Gonzalo n’a, lui, aucune intention de faciliter la tâche de ses compatriotes. Au contraire : il prend les armes aux côtés des Mayas. Selon Díaz del Castillo et Fernández de Oviedo3, Guerrero va jusqu’à mener des attaques contre les conquistadores. Mieux : il aurait appris aux Indiens à construire des fortins et leur aurait montré les faiblesses des armées espagnoles. Pendant quinze ans, c’est une solide épine dans le pied des colonisateurs.
C’est lors d’une « opération de pacification » au Honduras, conduite par Pedro de Alvarado, le plus féroce lieutenant de Cortés, que la Geste de Gonzalo Guerrero aurait pris fin. Dans une lettre à la Couronne rédigée en 1536, le gouverneur Andrés de Cereceda annonce son trépas : « Un homme a été tué par un tir d’arquebuse. Il s’agit de cet homme qui a vécu parmi les indiens de la province du Yucatán pendant vingt ans ou plus […]. Cet Espagnol qui a été tué allait nu, son corps étant peint et portant des vêtements à la manière des indiens.  »
À l’époque du Mexique espagnol, Guerrero représente le mal absolu, l’antithèse du bon chrétien. Alors que la conquête de l’Amérique est « justifiée » par la christianisation des populations locales et par la victoire sur l’idolâtrie, son choix de se « faire Indien » fait tache. Le soldat ensauvagé est d’abord un renégat, qui a embrassé jusqu’aux attributs physiques de ses hôtes : il va à demi nu dans la jungle et arbore des boucles d’oreilles. Son corps est entièrement tatoué alors que cette pratique est formellement interdite par l’église4. Un repoussoir parfait. D’autant qu’il sert également d’excuse aux avanies militaires subies au Yucatán : le passage d’un Espagnol à l’ennemi et le transfert des techniques militaires aux Indiens viennent à point nommé justifier la difficulté et la longueur de l’entreprise coloniale espagnole en pays maya.
- C’est dans la période post-révolutionnaire mexicaine que la postérité du «  traître à la Couronne » change du tout au tout. Il est soudain dépeint sous les traits du héros anti-impérialiste par excellence, père du premier métis mexicain. On édifie des statues représentant l’Espagnol armé d’un casse-tête maya et portant son fils. À partir des années 1980, Guerrero devient même le héros de plusieurs romans mexicains, dont le plus célèbre est sans doute le best-seller Gonzalo Guerrero : Novela historica, signé Eugenio Aguirre.

L’itinéraire de Guerrero n’est pas un cas isolé. La conquête du Nouveau Monde est émaillée d’histoires d’Européens « indianisés » aux confins des empires. Outre Guerrero, il y eut Pedro Bohórquez, un Espagnol devenu au XVIIe siècle l’Inca (empereur) des Indiens Calchaqui en Argentine. On retrouve d’ailleurs ce phénomène de transfuges dans les zones de colonisation non-hispaniques, à l’image de ces coureurs des bois qui, à force de commercer avec les Indiens, finissent parfois par en adopter le mode de vie. Citons enfin le cas d’Eunice Kanenstenhawi Williams au début du XVIIIe siècle : enlevée encore enfant par les Mohawks, elle refuse de retourner chez les siens une fois adulte.
La Conquista est toujours présentée comme une lame de fond, un déferlement inéluctable qui voit le monde indien perdre militairement, puis culturellement face aux envahisseurs espagnols. Les récits d’ensauvagement, s’ils restent rares, permettent d’aller à l’encontre de cette histoire des vainqueurs. Ils tracent, en filigrane, le portrait d’une rencontre ratée, l’image de ce qui aurait pu être si - pour reprendre l’expression d’un Indien Nahuatl évoquant vers 1550 les cohortes sanglantes de Cortés - les conquistadores n’avaient pas «  convoité l’or comme des porcs affamés »5.
Grégoire Vilanova
1 Bernal Díaz del Castillo, Véridique histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne, traduction par J.-M. de Heredia, Paris, 1879.
2 Ibid.
3 Gonzalo Fernández de Oviedo y Valdés, Historia general y natural de las Indias, Livre XXXII, Madrid, 1851.
4 « Vous ne ferez point d’incisions dans votre chair pour un mort, et vous n’imprimerez point de figures sur vous », Lévitique 19:28.
5 Cité par Eduardo Galeano dans Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, 1970.

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