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samedi 2 février 2013

Jaurès...

«Jaurès a ébranlé mes certitudes»


THÉÂTRE • Dans «Pourquoi ont-ils tué Jaurès?», au Poche à Genève, Dominique Ziegler lève le voile sur le leader socialiste. Rencontre avec l’auteur et metteur en scène à l’heure des répétitions.
Réhabiliter un vrai discours de gauche. Dominique Ziegler s’y emploie au Poche à Genève, qui lui a passé commande sur Jaurès. L’auteur et metteur en scène de Pourquoi ont-ils tué Jaurès?1 nous livre quelques clés pour saisir la personnalité complexe du leader socialiste, martyr d’une Grande Guerre qu’il n’aura pu éviter, également «penseur et acteur d’une époque contenant le ferment de nos sociétés contemporaines». Décryptage au cœur du théâtre, où se démène une équipe artistique et technique agitant le spectre d’une cinquantaine de personnages historiques.
Après le Trip Rousseau, écrit et créé pour le Théâtre Saint-Gervais, vous vous attaquez à Jaurès. Une filiation entre ces deux grandes figures?
Dominique Ziegler: Tous deux sont philosophes. Avec Rousseau, l’intellect précède le politique et le fait exister. Il ne s’est pas impliqué dans la vie politique de son pays, ce sont ses idées qui ont bouleversé la société. Jaurès, lui, se revendique de son héritage, mais son action était toujours dans le prolongement de sa pensée directe. Ce que traduit la scénographie de Yann Joly avec son petit appartement, où il écrivait ses textes, débouchant sur la tribune depuis laquelle il s’exprimait publiquement.
Jaurès a une série de fulgurances où l’intellectuel rejoint le politique; sa vision de la société est encore actuelle aujourd’hui. A ses yeux, la création de la justice sociale à l’intérieur de chaque nation est la condition sine qua non de la paix globale car la guerre fait partie de l’ADN du capitalisme, pour des raisons évidentes de concurrence cannibale. Un point de vue toujours valable aujourd’hui.
Comment avez-vous appréhendé le processus d’écriture?
Instinctivement, Jaurès me semblait plus facile à aborder que Rousseau et sa prose archi-complexe. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Une fois les idées phares de Rousseau plus ou moins comprises, la pièce à son sujet s’est avérée relativement facile à écrire, aussi grâce à ses Confessions. Jaurès s’est révélé beaucoup plus compliqué à décrypter car rien sur lui n’était immédiat pour palper le personnage.
A quoi tient la difficulté?
C’est le contexte qui diffère. Le contexte rousseauiste est celui d’une monarchie absolue, celle de Louis XV. Tout le monde peut s’y référer, sans besoin de l’expliquer. Les idées de Rousseau dépassent le cadre de cette monarchie. Jaurès, lui, est constamment en réaction par rapport aux bouleversements de la IIIe République, politiques, technologiques, éthiques, religieux. Tout l’enjeu est de raconter ce contexte qui bouge – la pensée de Jaurès étant elle aussi évolutive –, avec un spectacle qui ne parle pas seulement aux militants du PS! Le socialisme de l’époque n’est pas non plus le même qu’aujourd’hui.
La difficulté n’a finalement pas été quoi écrire mais quoi ne pas écrire. J’aurais pu monter une pièce de six heures! Il a fallu faire l’impasse sur beaucoup de points, notamment les attentats anarchistes de l’époque.
En quoi Jaurès était-il moderne?
Son époque contient les germes de la société d’aujourd’hui. Tous les problèmes politiques et éthiques actuels ont éclos dans l’avant-guerre: racisme, nationalisme, etc. L’antisémitisme était un phénomène européen très fort qui a atteint son paroxysme en France avec l’Affaire Dreyfus, à la fin du XIXe siècle. Cette vague antisémite extrêmement violente, qui touche tous les secteurs de la société y compris certaines franges de socialistes, nous rappelle des racismes décomplexés d’aujourd’hui comme le racisme antimusulman. On peut tirer beaucoup d’enseignements des conséquences de cette période, alors que je ne le soupçonnais pas à l’origine.
Qu’est-ce qui vous impressionne le plus chez lui?
Sa force de travail et la multiplicité des médiums utilisés pour atteindre son idéal: éditoriaux journalistiques, thèses philosophiques, discours sur les places publiques, activité parlementaire, organisation de grèves, tribune à l’Internationale socialiste. Il procédait à des analyses acérées pour remettre en cause le capitalisme. Son idée était de redonner de l’espoir aux gens. Jusqu’au dernier jour, il voulait éviter la guerre.
Il avait de plus des visions stratégiques et avait tout prédit. Y compris l’intoxication du peuple par la presse, appelant à son meurtre. La pièce démarre par ces appels au meurtre, sans faux suspens! Mais surtout, c’était un homme intègre.
Il était aussi pétri de contradictions...
Jaurès votait pour la laïcité tout en étant croyant! Plus qu’un paradoxe, on pourrait parler de dialectique. Il se faisait traiter de bourgeois par les gauchistes et de gauchiste par les bourgeois. Pour lui, une alliance au cas par cas avec les éléments «modérés» de la bourgeoisie était possible s’il y avait quelque chose à gagner pour le peuple. C’est d’ailleurs dans ce camp qu’il commence sa carrière, tombant dans le piège d’une bourgeoisie affairiste se revendiquant de la révolution française; elle relaye en fait la droite monarchiste, mais sous couvert de modernisme. Jaurès comprendra vite leur trahison, mais restera attaché aux valeurs démocratiques défendues. C’est la grande pierre d’achoppement avec Jules Guesde, leader socialiste plus à gauche pour qui la République est un leurre complet avec lequel il faut rompre. Jaurès était antimilitariste mais pensait qu’il faudrait bien se défendre si le pire se produisait. D’où sa réflexion sur un système d’armée plus populaire.
Sur beaucoup de points, il était en constante évolution. Il a d’abord soutenu le colonialisme, et il était au départ antidreyfusard. Nous n’avons pas édulcoré ces contradictions.
Frédéric Polier semble être le choix tout trouvé pour l’incarner...
Le choix de l’acteur est déterminant. Jaurès s’impose dans les esprits en statue du commandeur un peu austère, avec une grande barbe: son martyr a posteriori lui a joué un tour. D’après mes lectures, il était inélégant, venait d’un milieu paysan et avait un appétit de vie formidable. Bien que militant, écrivain, grand orateur, une chose qu’il n’a pas développée, c’est la bienséance en matière vestimentaire! On est tombé sur Frédéric Polier qui possède ce côté rabelaisien, généreux, proche de la terre. Il s’investit complètement dans son personnage, prend tous les jours un nouveau bouquin. La recherche intellectuelle sur Jaurès se diffuse parmi toute l’équipe. On essaie de rendre Jaurès vivant, loin de l’image d’Epinal, en respectant le code esthétique de l’époque. La rythmique est relativement soutenue avec un côté feuilletonnesque jusqu’en 1914.
Finalement, vous réhabilitez Jaurès par le théâtre?
Oui. Pourtant, sa première vision franchouillarde du colonialisme ou sa stratégie d’intégration des gouvernements bourgeois me rendaient le personnage a priori antipathique. Jaurès a ébranlé mes propres certitudes. Je sors grandi de l’élaboration de cette pièce, dont les thématiques sont très instructives: qu’est-ce qu’être militant, être tolérant envers ceux qui pensent différemment, etc. Les plus extrémistes de ses détracteurs sont d’ailleurs les premiers après sa mort à avoir rejoint le gouvernement bourgeois!
Depuis, sa figure a été récupérée par tout le monde: le FN, avec ce slogan sorti hors contexte «pour celui qui n’est rien, la patrie est tout», Sarkozy, etc. Idem pour la gauche. Tout n’est qu’histoire d’apparences, finalement. C’est donc une bonne chose que le théâtre s’en empare, rendant ainsi justice à un homme et rétablissant la vérité d’une pensée.
Cécile Dalla Torre
  • 1. Du 14 janvier au 3 février au Théâtre Le Poche, Genève, www.lepoche.ch Jeudi 17 à l’issue de la représentation (vers 22h): «L’actualité de la pensée de Jaurès», rencontre proposée par la «Société d’études jaurésiennes» de Paris, entrée libre.

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