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lundi 25 février 2013

3 femmes , 3 livres, 3 vies...



Echappées féminines
L'obscurité est-elle leur lot ? Les héroïnes de Dans l'ombre de la lumière, de Claude Pujade-Renaud, La beauté m'assassine, de Michelle Tourneur, et Histoire de Rosa qui tint le monde dans sa main, de Bernard Ollivier, vivent dans un monde qui n'est pas fait pour elles, un monde où les hommes se sont réservé le pouvoir, l'autorité, le prestige ; un monde où, comme le dit Daniel Parrochia (lire entretien avec Daniel Parrochia), les femmes sont censées se contenter des seconds rôles. Aucun de ces trois livres ne s'arrête pourtant là. L'infériorité promise aux femmes est leur point de départ, puisque telle est la leçon de l'Histoire, mais la trajectoire que chacune emprunte ménage quelques surprises.
Claude Pujade-Renaud donne un nom et un destin à l'anonyme compagne de jeunesse de saint Augustin, que les biographes mentionnent puis oublient. Elissa a découvert l'homme auquel elle consacrera sa vie un jour d'été, à l'à-pic d'une falaise, face à la mer. Lui de dos ; elle déjà derrière. Il est venu à Carthage parfaire ses études, elle porte le nom de la reine qu'Enée y délaissa. Et la fable peut se répéter.
SOUVERAINE
Durant quinze ans elle partage sa vie, ses rêves, ses doutes, servante de l'ombre et du silence. Elle lui offre un fils, Adeodatus - "donné à Dieu" - qu'elle préfère bercer de son nom punique, Iatanbaal, "donné par Dieu". Augustinus et Elissa partagent alors aussi leur foi dans le manichéisme, religion dominante dans l'Afrique du Nord du IVe siècle. Mais la mère d'Augustinus, Monnica, est chrétienne, elle n'aura de cesse qu'elle n'ait détourné Augustinus de cette concubine qui entrave sa conversion. Et Elissa, qui avait suivi son homme en Italie, où il poursuit une brillante carrière de professeur de rhétorique, rentre à Carthage seule, mais fidèle à jamais à cette passion unique.
Chantre d'un amour répudié, Elissa ne semble vivre que tant qu'Augustinus visite ses rêves. Et tant qu'elle se souvient, même si ses souvenirs la blessent. "Tu aimais le terrier odorant de mes aisselles, mon rire, ma purée d'olives et d'anchois, le calme lisse de mon sommeil, ma discrétion tout au long du jour et mon impudeur dans la jouissance." Aussi suit-elle de loin sa carrière, sa conversion, son accession à l'épiscopat, l'écriture même de ses Confessions, dont un lettré, client de la poterie de son beau-frère, met au propre les premières leçons. Elle vit cachée dans sa lumière et s'abreuve, comme tout l'Occident le fera bientôt, des prêches sur la grâce de son ancien amant, qui l'a disgraciée.
Mais la grâce a des détours que le grand théologien ne connaissait pas, semble dire Claude Pujade-Renaud dans ce récit subtil et puissant d'une passion simple qui ne supporte ni compromis ni renoncement, amour aussi absolu que celui d'Augustinus pour son Dieu, et qui finit par conférer à Elissa une grandeur, une force invincible. L'ombre où elle a vécu lui a été imposée. Ce qui ne l'a pas été, c'est le royaume qu'elle y a construit, la citadelle intérieure où, à l'abri du pouvoir des hommes, elle est peu à peu devenue souveraine.
ARTISTE
Comme elle, Florentine, l'héroïne de La beauté m'assassine, de Michelle Tourneur, n'a pas le choix : elle doit, pour arriver à ses fins, accepter les lois des hommes. Mais, si la Carthaginoise s'accomplissait dans le sillage de son aimé, Florentine, elle, sait qu'il faut les contourner, ruser, échafauder une stratégie propre. Elle veut être peintre, ce qui est pour une femme une vocation interdite ou presque dans ce XIXe siècle misogyne où il faut s'habiller en homme, fumer le cigare et adopter un pseudonyme ambigu pour trouver place - fût-ce à force de scandale - dans le monde des arts. Pour parvenir à son idéal, elle se fait servante, offrant son concours à un Eugène Delacroix contesté, anxieux de décrocher les commandes d'Etat qui assureront son statut contre ses détracteurs.
L'écriture musicale, fine, richement nuancée de Michelle Tourneur rend à merveille la science du mystère de Florentine piégeant le peintre sans lui donner la possibilité de comprendre ce qui se joue. La jeune femme tisse sa toile en artiste arachnéenne et évite le prédateur qui immortalise les femmes sacrifiées à Sardanapale et les félins terribles. "Il lui faisait peur. (...) Les silences étaient des retranchements habités. Elle y sentait flotter des scènes inquiétantes, des crocs d'animaux, des coups de fouet sur des échines moites. Les silences lui parlaient d'étranges agressions et batailles." Pour triompher du péril, elle sait entrer dans les tableaux du maître, se laisser traverser par les fluides, les écumes de couleurs qui l'éclaboussent, l'assourdissent dans un vacarme cru où cheveux et crinières se mêlent. Et, avec une générosité éblouie, offrir un écrin d'étoffes, de fragrances et de lumière à l'univers du peintre dont elle nourrit sa propre force. Mais sa force se nourrit elle aussi au passage. Imprégnée de la leçon que les oeuvres lui offrent, elle réussira, en marge des privilèges masculins, à accomplir sa mission. Elle pourra dire à Delacroix, en lui révélant sa première toile : "C'est moi qui l'ai peinte. Moi. Je suis peintre."
INSOUMISE
Il y a autant de vaillance et plus d'abnégation encore dans l'Histoire de Rosa qui tint le monde dans ses mains, de Bernard Ollivier. Celui-ci, écrivain-voyageur prolixe, signe ici son premier roman, délaissant le sac à dos pour camper un drame rural qui tient de Maupassant et de Mirbeau. Il y mêle le sens de la satire sociale, l'évocation pittoresque de l'imagerie masculine, entre turpitudes et rêves, à une empathie délicate pour son héroïne. Mariée quand elle a 16 ans à un homme veuf et fruste, qu'elle finira par aimer, Rosa se découvre une force peu commune de résistance au pouvoir des mâles.
Dans la Normandie bien-pensante secouée par les derniers épisodes de l'affaire Dreyfus et travaillée par la séparation annoncée de l'Eglise et de l'Etat, elle devrait se soumettre comme toutes les autres. Mais non ! A coups de fourchette ou brandissant une fourche, elle sait se préserver un espace propre. Sans illusions, elle se réfugie dans les livres, mais reprend vite en sous-main les affaires de son couple, son mari, Mathieu, trop esclave de la boisson, se révélant incapable de défendre ses intérêts. Cependant, lorsqu'il menace d'être emporté par la tuberculose, Rosa perd tous ses repères.
Le long d'un canal reflétant un ciel d'un bleu cruel, dans un paysage assourdi de neige, "au milieu de ce linceul qui bouleversait les perspectives", elle vacille : "Où était sa voie sur le chemin de sa vie ? Comme ce bord d'eau blanchi par l'averse blanche et légère, elle avait la sensation de n'avoir plus de tracé à suivre." La prostituée que les hommes du village ont convoquée pour tester leurs aptitudes sexuelles et savoir qui d'entre eux est le plus "homme" étant récusée, Rosa se propose comme arbitre. Elle n'y met qu'une condition : qu'on la paie pour assurer les frais de sanatorium de Mathieu. S'ensuit un séisme dans ce monde d'hommes où jamais une femme n'a dicté sa loi au grand jour. Les candidats défilent dans son lit. Elle les évalue, noircissant des fiches pour comparer ce qu'elle découvre, elle, l'épouse jusqu'ici fidèle à son Mathieu. Mais, lorsque ce dernier meurt, quel sens a encore le concours ? Piégée par une situation qui ne lui propose que des issues inacceptables, elle va, toujours insoumise, et toujours sous la menace de la loi des mâles, devoir redoubler d'invention pour continuer à lui échapper.
Et, comme Elissa et Florentine, créer une nouvelle fois sa vie, loin des chemins qui lui ont été tracés. Les mondes si différents que décrivent Claude Pujade-Renaud, Michelle Tourneur et Bernard Ollivier, de l'Antiquité au XXe siècle, se ressemblent bien sûr tristement par leur manière de reléguer les femmes dans l'ombre. Mais leurs héroïnes, elles aussi, se ressemblent. Elles incarnent, chacune à sa manière, de la grâce intérieure d'Elissa et de l'ardeur créatrice de Florentine à la malice de Rosa, une liberté que rien ne parvient à soumettre, une splendide et irrésistible affirmation de soi. Un bond hors du cercle des hommes, vers la lumière qui leur était refusée.
Philippe-Jean Catinchi
Extraits
"Déjà l'odeur s'est modifiée. Et le rythme de ma respiration. Je pose une petite boule sur le plateau, je prends le temps de la caresser, nous nous apprivoisons, et hop en route ! Le bonheur de sentir pieds et mains se coordonner sans effort, la terre me guide, je l'écoute, nous nous aimons, juste la bonne teneur en humidité, l'argile se creuse et s'érige, le plaisir vient, la forme également, encore quelques tours, les deux plateaux gémissent en sourdine, un dernier miaulement et, lentement, s'immobilisent. Je lisse avec une petite éponge. Savoure le silence. A l'aide d'un fil métallique, je coupe précautionneusement à la base et je transporte le bol sur la grande table où sèchent déjà d'autres pièces.
Je la contemple mon oeuvre. Mais oui, elle existe ! Avec un mélange d'aplomb et de modestie."
Dans l'ombre de la lumière, pages 168-169
"Et la chose surgit. La chose, la révélation. C'était elle qui parlait tout haut. Sa voix n'avait pas la sonorité de sa voix, mais c'était elle. Elle dit ce qui se dévoilait. L'inimaginable évidence qui couvait depuis le premier regard du premier jour dans la chaleur du livre d'heures : Je serai peintre.
Le coup sourd d'une vieille pendule avait sonné six heures quelque part, loin. Un apaisement se produisait. Un grand calme en elle et entre les pages ouvertes. Une satisfaction du livre d'avoir trouvé à qui transmettre. Elle murmura à nouveau, sachant que cela serait désormais sa préoccupation perpétuelle : Je serai peintre. Les yeux fermés, elle garda le livre encore un peu contre sa poitrine et, (...), l'emmaillotant dans les tours et les tours de drap usé qui le protégeaient, elle le remit dans les profondeurs de la huche et le laissa à son secret."
La beauté m'assassine, pages 194-195
"Fascinés par l'appât de l'argent, de la gloire ou de la chair, ces hommes venaient pour la première fois de leur vie, sinon de perdre le pouvoir, du moins de le partager avec une femme, ce qui donna un goût particulier à la gnôle ce soir-là. (...) Ils croyaient tous se connaître et se redécouvraient à travers cette histoire qui les excitait, les fascinait et les inquiétait tout à la fois. Dans cette pièce étaient réunis les hommes les plus influents de la commune et des gens sans importance. Mais ils se sentaient un peu solidaires et en même temps concurrents. En deux minutes, la maîtresse des lieux avait redistribué les cartes, les avait mis sur une même ligne. Arsène le riche et Ambroise l'éternel fauché, Alphonse le vantard et Marcellin le discret. A qui irait la cagnotte, considérable, qu'ils allaient réunir ? Ils se situaient, d'un coup, hors du commun."
Histoire de Rosa..., page 93

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