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dimanche 27 mai 2012

Quelle mémoire des lieux...


Mémoire des lieux et lieux de mémoire: les exemples d'Oradour et du Vercors.
La mémoire du village martyr d'Oradour-sur-Glane et celle du plateau du Vercors, haut-lieu de la Résistance, sont complexes et plurielles.
La mémoire des lieux ne se confond pas avec les lieux de mémoire (1). Ce sont deux réalités, deux constructions aussi, de nature différente. La première désigne l'ensemble des traces et des souvenirs, plus ou moins diffus, plus ou moins latents, qui sont attachés à un territoire donné. Elle concerne ceux qui vivent sur ce territoire comme ceux qui lui sont liés par ce qu'ils y ont vécu. Elle peut surgir d'un apparent oubli, montrant ainsi qu'elle n'avait pas disparu, comme cela arrive en Espagne lorsque des fosses communes consécutives aux crimes de la guerre civile et du franquisme sont mises à jour. On n'en parlait pas, mais au moment de ces fouilles, il s'avère que l'on savait. Les lieux de mémoire, pour leur part, désignent des entités plus formalisées, concrètes ou abstraites, auxquelles des groupes ou des sociétés attribuent une signification reliée à leur identité et à leur passé. Dans l'ouvrage collectif qu'il a dirigé (2), Pierre Nora les inscrit dans l'édification de la nation française, dans une mémoire collective dont il dresse un portrait en multiples teintes. Ce concept, construit dans une période d'affirmation des commémorations et du patrimoine, inclut aussi bien des éléments d'histoire, de mythe ou de construction mémorielle, localisables en un endroit déterminé, que d'autres qui ne le sont pas, mais ont une portée symbolique, comme les manuels d'histoire d'Ernest Lavisse. La notion de lieu de mémoire peut toutefois concerner des identités très diverses. Elle ne se limite pas à la dimension nationale. Elle peut tout aussi bien relever d'une histoire d'en bas ou de contre-mémoires.
Les crimes nazis auxquels la Journée de la mémoire de l'Holocauste et de la prévention des crimes contre l'humanité du 27 janvier nous invite à réfléchir sont incarnés par ce lieu de mémoire emblématique qu'est le camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, découvert et libéré par l'Armée rouge le 27 janvier 1945. Toutefois, de nombreux autres lieux de mémoire des crimes nazis existent un peu partout en Europe, en interaction avec la mémoire des lieux en question. Nous en évoquons ici deux exemples, à partir des propos de témoins et d'historiens rencontrés sur place début et fin octobre 2009, pour montrer toute la complexité des problématiques mémorielles qui les caractérisent.
L'exemple du massacre d'Oradour-sur-Glane
A Oradour-sur-Glane, bourg proche de Limoges, le 10 juin 1944, des Waffen-SS de la division Das Reich ont massacré toute la population. Les femmes et les enfants ont été enfermés dans l'église qui a été incendiée. Les hommes, rassemblés en quelques groupes, ont aussi été liquidés. Tout le village a été incendié et détruit. Le bilan, effroyable, fait état de 642 victimes. C'est là l'un des crimes les plus emblématiques de la barbarie nazie sur le territoire français (3).
Oradour, c'est une opération programmée. Il s'agit de régler le problème des groupes de résistants dans le Massif central. Ce sont des Waffen-SS qui exécutent un travail de terreur que la Wehrmacht n'avait pas fait. Il y a un processus systématique d'exécution, puis un travail minutieux d'effacement des traces. Le crime est destiné à intimider la Résistance, et la population, mais le lieu choisi est vulnérable, il n'est pas au coeur de l'activité des maquis (4).
L'affaire d'Oradour, ce crime odieux, est devenue un imbroglio de mémoires dès lors que de jeunes soldats alsaciens enrôlés de force, des malgré-nous, se trouvaient parmi les bourreaux. Vu leur incorporation forcée, la région alsacienne ne pouvait pas accepter leur condamnation à des peines de prison ou de travaux forcés le 12 février 1953. Mais vu leur participation à ce crime, la région limousine ne pouvait pas accepter davantage leur amnistie par le parlement français, au nom de l'unité nationale, le 19 février 1953 déjà. La déchirure était dès lors inévitable. De même que la séparation des mémoires, pendant très longtemps, et aujourd'hui encore à bien des égards (5).
Plusieurs espaces de mémoire caractérisent ainsi le site d'Oradour, juste à côté du village reconstruit. On y entre par un Centre de la Mémoire, un lieu d'exposition et d'interprétation géré par les collectivités locales dans lequel le public trouve des explications. On pénètre ensuite par un tunnel dans les ruines du village de l'époque. Mais ce sont des ruines qui ne portent plus la suie de l'incendie. Et ce sont des ruines entretenues, comme le donnent à voir des cerclages métalliques de consolidation qui n'ont pas été masqués. Cet espace est une véritable nécropole, un symbole de la barbarie nazie et de la souffrance des Français géré par le Ministère de la Culture. À l'écart, semi-enterré, un Mémorial contesté, parce que construit par l'État français, présente des objets du village martyr et le nom de toutes les victimes. Mais ce n'est pas le vrai lieu des commémorations. En effet, il y a encore un troisième espace, géré celui-là par la municipalité. C'est le cimetière du village qui contient un autre monument aux morts, beaucoup plus visible, le seul à être reconnu dans la région. On y trouve encore une fois le nom de toutes les victimes et de nombreuses plaques commémoratives; et c'est là que les gerbes sont déposées.
Robert Hébras est l'un des très rares survivants du massacre. Pour lui, le Mémorial de l'État, ce n'est qu'un bâtiment. Et la justice n'entend que les avocats des bourreaux. Il raconte la fusillade de son groupe. «On tombe les uns sur les autres. Après, c'est le coup de grâce pour ceux qui ont encore un brin de vie. Moi, c'est les autres qui me préservent. On nous couvre de tout ce qui peut brûler et on met le feu sur nous. Et quand le feu m'atteint, je prends la décision de sortir, persuadé que je vais mourir». Ils ne sont qu'une toute petite poignée à avoir ainsi pu sauver leur vie.
Entre mémoire des lieux et lieux de mémoire, c'est l'image de la Résistance qui s'impose sur le plateau du Vercors. Elle s'impose d'autant plus qu'un air du temps dominant semble la placer, à tort, au second plan des mises à jour de nos représentations de la Seconde Guerre mondiale dans une époque où la figure des victimes paraît plus visible que celle des acteurs.
Pour l'historien François Marcot (6), la complexité de la notion de Résistance, et celle de ses relations avec la population, doivent être prises en compte. La Résistance ne peut pas exister sans l'appui du village; mais ce qu'elle lui apporte d'abord, et dans la durée, c'est la peur. Ce qui explique des attitudes parfois ambivalentes et contradictoires. Par ailleurs, être résistant, ce n'est pas seulement être pour la Résistance, mais c'est accomplir un acte de transgression. On n'est pas résistant seulement dans sa tête. On n'est pas résistant si on n'a pas pris des risques. L'idée de résister cohabite avec la peur et la nécessité de vivre et de survivre. Mais surtout, on peut accomplir des actes de Résistance en vaquant à ses activités habituelles dans la société. Les comportements des individus sont complexes, pluriels; ils peuvent varier avec le temps. Chacun joue des rôles différents, et la force de la Résistance, c'est justement de pouvoir compter là-dessus. Mais du coup, les historiens ont le plus grand mal à distinguer clairement la Résistance de la non-Résistance (7).
Quelle mémoire future?
Le Vercors est sans aucun doute un lieu de mémoire, mais la mémoire du plateau est complexe et plurielle. Elle pose elle aussi des questions d'échelles et nous interroge sur son devenir au-delà de la disparition des témoins. Au Vercors, c'est également le tourisme qui voit interagir les logiques d'un parc naturel et d'un patrimoine historique. Prenons l'exemple de la grotte de la Luire. C'est une curiosité spéléologique qui se visite pour elle-même. Mais c'est sous le porche naturel de son accès que les maquisards installent provisoirement leur hôpital. Ils sont attaqués par des chasseurs alpins de la Wehrmacht le 27 juillet 1944. Plusieurs dizaines de blessés sont tués sur place ou dans un hameau voisin. Les médecins et l'aumônier sont fusillés, et les sept infirmières déportées à Ravensbruck. Aussi, ce porche devient-il un lieu témoin de la barbarie, mais aussi de la grammaire mémorielle du Vercors, selon une expression de l'historien Gilles Vergnon (8).
Il a été question, à un moment donné, de séparer dans cette grotte la visite spéléologique de la visite historique. Mais la configuration des lieux ne s'y prête pas. Du coup, au fil du temps, c'est la première des visites qui prend le dessus, au grand regret des associations de résistants. Dès lors, les visiteurs passent devant toutes les plaques commémoratives sans comprendre les tenants et aboutissants qui disent l'histoire complexe de la mémoire du Vercors.
Sous le porche de la Luire, un ancien maquisard, Paul Borel, apostrophe le responsable des visites de la grotte, lui-même petit fils de maquisard: « Là, il y a quand même des drames qui se sont passés. [...] Je regrette tout simplement que, petit à petit, après nous, il va rester les plaques, et puis... c'est un petit peu dommage. Voilà, c'est tout ce que je peux vous dire. Notre Vercors, il s'est battu héroïquement. On n'a pas fait que des choses bien. Parce qu'on a mobilisé des gars qui n'auraient jamais dû être mobilisés, qui n'ont pas eu d'instruction. On s'est trouvé plusieurs milliers, sous-armés, enfin, aucun mortier, pas de mitrailleuse. On s'est défendu, on s'est battu avec ce qu'on avait, On a fait notre devoir.» Puis, le témoin aborde un autre sujet de discorde, un panneau qui demande à l'entrée du site de passer à la billetterie. Sûrement pas pour se recueillir «sur la tombe des copains», proteste-t-il. Mais surtout, ajoute-t-il encore, «notre association ne passera pas l'année à venir». C'est donc bien la pérennité de la mémoire qui est en jeu.
Charles Heimberg
Historien
1- La notion de mémoire des lieux a été analysée d'un point de vue géographique par Anne Sgard, dans Mémoires, lieux et territoires, communication à Rennes en 2004, disponible sur
2- Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992 (réédition en trois volumes Quarto 1997).
3- Comprendre Oradour. L'intégrale du parcours de la mémoire, Oradour-sur-Glane, Centre de la mémoire d'Oradour, 2000.e
4- Selon une présentation sur place de l'historien Pascal Plas.
5- Guillaume Javerliat, Bordeaux 1953, le deuxième drame d'Oradour. Entre histoire, mémoire et politique, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2008.
6- Lors d'une conférence prononcée sur place. François Marcot a dirigé récemment un Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 2006.
7- Voir surtout Gilles Vergnon. Le Vercors. Histoire et mémoire d'un maquis, Paris, L'Atelier, 2002.
8- Lors d'un exposé sur place.

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