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jeudi 1 septembre 2011

Die 26150 : Quelle démocratie , quand le fric fait la loi...

Un capitalisme détaché de la démocratie
Journaliste, essayiste, Hervé Kempf est né, politiquement, dans cette génération de l’après Mai 68, qui, au quotidien, se formait dans le débat, la mobilisation, l’imagination… La lecture des textes de Pierre Fournier, Jean Dorst, Claude Aubert, Ivan Illich, La Gueule Ouverte, Charlie-Hebdo… l’initient à l’écologie. 1986 marque un retour au réel : sa culture écolo, restée en jachère, se réanime avec Tchernobyl. Il fonde en 1989 le magazine de l’environnement Reporterre. Il travaille ensuite dans différents journaux et télévision avant de rejoindre Le Monde en 1998. Si ce journal phare a toujours accordé une place notable à l’environnement, elle est restée secondaire. H. Kempf y accompagne la montée en importance éditoriale de l’écologie, jusqu’à la création du service "Planète" (comprenant plus de dix journalistes) en 2008, et de la chronique "Ecologie", en 2009. Une place à la hauteur de l’enjeu international qu’est devenue l’écologie dans les années 2000, dans la foulée du protocole de Kyoto. Pour H. Kempf, la crise écologique est une réalité sensible qui conduit à interroger le fonctionnement de nos démocraties [1]. Les enjeux classiques de la politique (le pouvoir, la majorité, l’élitisme) sont bousculés par l’urgence écologique. Ce qui oblige à concevoir différemment notre rapport à la démocratie.
REQ : La question écologique permet-elle de faire bouger les frontières politiques ?
Hervé Kempf - La question écologique a gagné en influence dans les vingt dernières années, à partir de l’accident de Tchernobyl, qui a montré l’ampleur des conséquences que pourraient avoir les catastrophes écologiques, tandis que le changement climatique s’est imposé comme une structure de l’histoire contemporaine.
Dans le champ politique, la question s’impose à tous les partis occidentaux et devient souvent un enjeu important dans les autres pays. Dans nos pays, la préoccupation écologique n’est plus un monopole des Verts, cela contribue à déplacer les frontières politiques.
En quoi cette question permet-elle d’appréhender différemment l’enjeu démocratique ?
Pour le comprendre, il me semble qu’il faut partir de l’analyse de Hans Jonas, dans Le Principe responsabilité, publié en 1979 en Allemagne [2]. Ce philosophe raisonne en fonction de la perspective apocalyptique que dessine la puissance technique de l’action humaine. Afin de prévenir la réalisation de la catastrophe, il préconise "de renoncer à la prospérité au bénéfice d’autres parties du monde" et d’adopter la "fin nullement reluisante de l’automodération de l’humanité".
En termes concrets, et avec d’autres mots, cela signifie mettre en œuvre la baisse de la consommation matérielle et de la consommation d’énergie.
Comment, en démocratie, adopter ce choix ? Comment, majoritairement, décider de cette transformation radicale de la culture de consommation qui définit l’Occident depuis la révolution industrielle ? Ces sacrifices ne sont imaginables que si l’on est inspiré par une vision de long terme. La question que posait Jonas était ainsi de savoir si le "processus démocratique" pourrait prendre "des mesures que l’intérêt individuel des sujets concernés ne se serait jamais imposées spontanément". Jonas pensait que "seule une élite peut éthiquement et intellectuellement assumer la responsabilité pour l’avenir que nous avons examinée", mais il n’excluait pas l’option démocratique, à condition qu’elle soit animée par un "idéalisme public" à la mesure de la tâche. La question qu’on peut aujourd’hui reposer, trente ans après Jonas, c’est de savoir si l’état présent de la démocratie est à la hauteur du défi historique que pose la crise de la biosphère.
La démocratie dans sa manière de fonctionner ?
Qu’est-ce que la démocratie ? En simplifiant, c’est un triptyque :
- un temps de délibération collective informée par des média indépendants des différents pouvoirs ;
- une décision prise par la majorité au terme de cette délibération ;
-  un respect du droit de la minorité qui permet de relancer la délibération sur les conséquences de la décision ou sur d’autres décisions à prendre.
C’est à ce schéma que se réfère implicitement Jonas. Pour lui, la société capitaliste – qu’il associait, au moment où il écrivait son livre, c’est -à-dire avant 1979, à la démocratie –, la société capitaliste, donc, n’en est pas capable, parce qu’elle ne répond qu’à l’intérêt de court terme.
Mais il y a une différence essentielle entre aujourd’hui et l’époque de Jonas : c’est que le capitalisme s’est en quelque sorte détaché de la démocratie, il ne la considère pas comme intrinsèque à son existence, il la rejette même de plus en plus nettement puisqu’elle conduit logiquement à la remise en cause des pouvoirs en place. Si le libéralisme économique a pu se confondre longtemps avec le libéralisme politique, ce n’est plus vrai depuis une vingtaine d’années, au sens où les classes dirigeantes considèrent maintenant que la démocratie nuit à leurs intérêts. Elles se comportent comme une oligarchie, c’est-à-dire un groupe de personnes contrôlant les pouvoirs politique, économique et médiatique, qui délibèrent entre eux puis imposent leurs choix à la société.
Ce nombre peut être assez important – mettons plusieurs centaines de milliers de personnes –, ce qui est peu rapporté au nombre total des citoyens.
L’oligarchie se compose des détenteurs du capital, mais aussi de ceux qui bénéficient directement de ce fonctionnement économique (les 5-10% des revenus les plus élevés), et bien sûr des principaux politiques élus. La France de Sarkozy, l’Italie de Berlusconi, les Etats-Unis d’Obama – dont l’incapacité à imposer la réforme de la santé démontre la force des intérêts capitalistes – illustrent de manière impressionnante la réalité de cette oligarchie.
La démocratie serait devenue un régime oligarchique ?
La philosophie politique grecque, qui fonde la culture politique de l’Occident, distinguait la tyrannie, la démocratie et l’oligarchie. Nous sommes dans une zone incertaine entre démocratie et oligarchie. Le politologue anglais Colin Crouch décrit bien cette situation, qu’il nomme "postdémocratie"  : "Derrière le spectacle du jeu politicien, les choix politiques sont en réalité déterminés en privé par l’interaction entre les gouvernements élus et les élites qui représentent massivement les intérêts des milieux d’affaires" [3].
Nous serions donc dans un système assez pervers, qui prendrait en compte la crise écologique, en essayant de la mettre au service de la défense d’une position dominante des oligarques ?
Je ne pense pas qu’elle la prend vraiment en compte, sinon pour essayer d’adapter les logiques de profit dans ce qu’on appelle le "capitalisme vert". C’est pourquoi il faut renverser la conclusion de Jonas, qui reposait sur l’idée que les élites pourraient être plus sages que le peuple – j’entends par "peuple" l’assemblée des citoyens. Dans la situation actuelle, l’oligarchie cherche avant tout à maintenir sa position, quelles qu’en soient les conséquences : une démonstration aveuglante de ce fait est l’acharnement que manifestent les dirigeants, les banquiers et autres spéculateurs pour maintenir leurs bonus et divers émoluments, alors même que leur conduite a conduit le système financier à une situation de faillite qui n’a été évitée que par l’intervention des États.
Par ailleurs, l’oligarchie – ou la classe dirigeante, si vous préférez – veut maintenir à tout prix le système de croissance et de surconsommation qui accélère notre marche vers la crise écologique.
Donc oui, Jonas avait raison de penser la perspective apocalyptique, oui, il avait raison d’évoquer clairement "l’automodération de l’humanité", mais non, il ne faut pas croire qu’une élite éclairée sauvera la situation, parce que cette "élite" joue actuellement contre l’intérêt collectif. Nous ne pourrons aller vers les mesures nécessaires que par un renouveau de la démocratie, qui suppose de renverser le pouvoir de l’oligarchie et sa reprise par le peuple. Alors qu’une interprétation simpliste et tronquée de Jonas laisse penser que la solution à la crise écologique passe par une sorte de despotisme éclairé, nous devons au contraire comprendre que pour éviter la catastrophe, il nous faut retrouver les voies d’une décision réellement collective.
La démocratie serait donc, aujourd’hui, bloquée ?
Je dirais plutôt qu’elle est malade. Les conditions d’un bon exercice de la démocratie sont largement altérées.
La délibération libre est viciée par le fait que les média sont très largement contrôlés par l’oligarchie. Le choix majoritaire est vicié par le poids des lobbies ou, parfois, le déni pur et simple du choix populaire, comme on l’a vu lors du référendum de 2005 sur l’Europe.
La reconnaissance des minorités se perd sous l’effet de la répression de plus en plus ouverte des rebelles, tandis que le respect des droits de l’homme et des libertés publiques est bafoué au nom des politiques anti-migratoires.
Or, si on veut trouver les mesures adaptées à l’enjeu écologique, il faut revitaliser ces principes. Par exemple, si l’on veut convaincre de la nécessité d’une baisse de la consommation matérielle, il faut un vrai débat démocratique pour exposer comment elle suppose une réduction des inégalités et l’épanouissement d’autres activités sociales.
Eh bien, il est tout à fait frappant que ce thème de la réduction drastique des inégalités ne parvienne pas à s’exprimer fortement dans l’espace de la délibération : c’est l’effet du contrôle des média, des intellectuels eux-mêmes oligarques qui refusent d’en débattre, des politiques qui détournent l’attention du public.
Cette évolution est-elle réversible ?
Oui, mais à la condition que notre société soit capable de penser la situation dans sa gravité historique. Il nous faut notamment surmonter une difficulté notable. La démocratie s’est développée aux XIXe et XXe siècle en synchronisation avec l’augmentation du niveau de vie et l’amélioration des conditions d’existence. La démocratie était en quelque sorte le marqueur du progrès – ce qui est assez logique, puisque c’est un régime politique qui favorise l’épanouissement des capacités de tous les citoyens.
Or, nous nous trouvons désormais dans une situation où il nous faut – et mieux vaudrait mieux que ce soit volontairement - réduire cette richesse matérielle. Autrement dit, disjoindre progrès de la démocratie et amélioration matérielle des conditions d’existence. Comment orienter l’être ensemble non-violent et coopératif – ce qu’est au fond la démocratie – vers le projet non pas d’avoir plus, mais d’éviter le pire, et aller vers un mieux-vivre en décalage complet avec la société de consommation dans laquelle nous baignons tous depuis notre enfance ?
Comment garder l’essentiel du progrès incontestable que l’humanité a connu depuis deux cents ans – la santé, la communication mondiale – tout en abandonnant l’obsession de la surconsommation et les satisfactions qui lui sont attachées ?
C’est une question de propositions politiques ?
Oui, en posant nettement que l’autre terme de l’alternative, c’est la crise écologique, ou, pour reprendre les termes de Jean- Pierre Dupuy [4], la catastrophe, ou ceux de Hans Jonas, la perspective apocalyptique. Une proposition politique qui consiste à dire qu’il faut faire des choix qui rompent avec nos habitudes pour éviter un mal beaucoup plus grand. C’est au fond le message essentiel de l’écologie politique. C’est aussi la question que devrait mettre en scène une presse libre. Et bien sûr, c’est un combat contre l’oligarchie, car celle-ci refuse de penser la sobriété, elle réfute donc la perspective apocalyptique.
Une des principales propositions de vos livres est qu’il faut échapper à l’emprise du modèle culturel valorisé par les classes dominantes – les riches – en réfléchissant sur les contre-propositions, les contre-valeurs ?
Oui. Un des instruments les plus puissants de la domination des classes dirigeantes est l’alimentation de la consommation ostentatoire, fondée sur le désir d’imiter les personnes mieux placées sur l’échelle sociale. De ce point de vue, la bataille est culturelle : il s’agit de casser le modèle dominant de prestige, de proposer d’autres rêves, d’autres signes de statut, d’autres symboliques de réussite.
Mais tout ceci doit se faire en tenant compte de cette urgence écologique… Comment mener, de front, ce combat pour l’amélioration du fonctionnement de la démocratie et la prise en compte de l’urgence ?
Justement en les menant de front, parce qu’ils sont indissociables, et en disant qu’ils sont indissociables. En montrant que le capitalisme, qui est dans l’incapacité intrinsèque de prévenir l’aggravation de la crise écologique, affaiblit en même temps, jour après jour, l’idéal démocratique.
Une expérience très concrète me donne confiance dans la possibilité que ce discours soit bien compris. J’ai fait beaucoup de conférences depuis la sortie de mes livres. A chaque fois, j’ai constaté le très vif intérêt du public pour ces questions, l’envie de débattre, le goût de réfléchir en commun. La préoccupation écologique est encore très jeune ; mais elle est désormais devenue un élément de la conscience collective, et pas seulement en Europe. Les choses bougent dans les têtes et dans les représentations.
Il faut aussi rappeler une autre évolution profonde et importante : nous avons une conscience collective de plus en plus claire de la croissance des inégalités sociales.
La rencontre de ces deux enjeux – écologique et social – est fondamentale pour l’avenir. Elle s’est spectaculairement manifestée lors de la conférence de Copenhague, avec les collectifs Climate Justice Action et Climate Justice Now. Il est frappant et encourageant de voir la mobilisation des jeunes sur ces questions, très souvent accompagnée d’une recherche de nouvelles pratiques de démocratie réelle.
Comment la question économique intervient-elle dans la reformulation du projet démocratique ?
C’est sa puissance économique qui permet à l’oligarchie de dominer la scène politique. Il faut donc réintégrer la question des moyens de production et des modalités de gestion de la richesse collective dans la question politique. Non seulement la question de la décision (qui décide et comment) mais aussi la question de la propriété des outils de création de la richesse.
L’entreprise n’est pas qu’une organisation de production, elle est aussi un moyen d’imposer une vision du monde dans sa hiérarchie, ses valeurs, son rapport au travail. Ainsi, il faut soutenir d’autres modèles d’organisation du travail et du capital, notamment celui des coopératives de production. Il n’est guère utile de se focaliser sur les pratiques de la démocratie participative, si dans le même temps on ne promeut pas la recherche d’une économie elle aussi démocratique.
Hervé Kempf
Notes
[1] Comment les riches détruisent la planète, Seuil, Paris, 2007, traduit en anglais, espagnol, italien, grec, japonais, coréen ; Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Seuil, Paris, 2009, traduit en italien, et bientôt en espagnol et en brésilien.
[2] Jonas Hans, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, 1995
[3] Crouch, Colin, Post-democracy, Polity Press, Londres, 2004, p. 4.
[4] Dupuy, Jean-Pierre, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, Paris, 2002.
Hervé Kempf est intervenu aux Rencontres de l’ Ecologie au Quotidien de Die (REQ) en Janvier 2011 .
Ecologie au Quotidien
DIE, Rhône-Alpes, France
Le Chastel 26150 DIE
Tel : 04 75 21 00 56       

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