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jeudi 21 juillet 2011

Eloge de la Folie d' Erasme à Foucault....(2)

Le réveil des désirs
FOLIE (II) Lorsque l’Occident ouvre les portes des asiles psychiatriques, dès les années 1960, les créations de ses artistes bruts font elles aussi leur apparition. En Italie, Franco Basaglia utilisait l’art comme un virus pour «raviver les rêves». Visite, en compagnie de Gustavo Giacosa.
Un jour de février, en 1973. Une étrange procession parcourt les rues de Trieste, au nord-est de l’Italie, avec à sa tête un grand cheval bleu, suivi par de nombreux pensionnaires de l’hôpital psychiatrique local. Le nom du canasson est Marco Cavallo, en hommage au cheval de trait de l’institution – une brave bête assignée au transport du linge. Produit par des patients dans un atelier animé par des artistes, Marco Cavallo est davantage que du bois et du carton-pâte: il est le symbole du vent nouveau qui souffle sur les manicomi, les «hôpitaux de fous» italiens.
Directeur de l’asile psychiatrique de Trieste depuis 1971, Franco Basaglia est le moteur des changements en cours. Passionné par les versants existentialistes et phénoménologiques de la philosophie, le psychiatre vénitien a fait ses premières armes à la tête de l’asile de Gorizia, près de Trieste, dès 1961. Comme partout ailleurs en Europe, la logique des centres pour aliénés est oppressive, avec une volonté déterminée de déshumaniser les malades, de les dévaloriser et de les exclure de la société. Basaglia veut remettre l’individu au centre. Le terreau s’y prête, comme en témoignent les propos du ministre italien de la santé Luigi Mariotti, en 1965: «Nous avons aujourd’hui des asiles psychiatriques qui ressemblent à de véritables camps de concentration allemands (...). Les malades mentaux, selon la vieille loi de 1904, sont considérés comme des personnes irrécupérables (...). Il faut introduire dans ce monde des éléments qui établissent un nouveau rapport entre malades et médecins, de même qu’entre société civile et individu.»1
La prise de conscience s’opère en parallèle dans toute l’Europe – ses asiles connaissent en général des situations similaires à celle de l’Italie. Dans la péninsule, le mouvement de l’antipsychiatrie, ou «psychiatrie démocratique» (lire page suivante), pousse le parlement à adopter en 1978 la loi 180, communément appelée «Legge Basaglia»: elle impose la fermeture de tous les asiles psychiatriques du pays, remplacés par divers services d’assistance sanitaire et de réhabilitation psychosociale; mais aussi par des structures mixtes avec appartements protégés, de même que des départements psychiatriques dans les hôpitaux de province, pour les urgences.
Désormais, à l’image de Marco Cavallo, l’art brut des patients internés sort lui aussi dans la rue, comme l’explique l’acteur, danseur et commissaire d’exposition Gustavo Giacosa. Génois d’origine argentine, il s’est formé au théâtre aux cotés du metteur en scène Pippo Delbono et mène depuis 2006 une recherche sur les rapports entre art et folie, en marge du groupe d’artistes multidisciplinaires de l’association ComtemporArt.
Avant de permettre à l’art de sortir des asiles italiens, Basaglia l’a invité dans la structure qu’il dirigeait, à Trieste...
Gustavo Giacosa: En 1973, Franco Basaglia décide d’inviter un groupe d’artistes, au sein duquel on trouve le metteur en scène et dramaturge Giuliano Scabia, qui va animer une expérience pionnière dans l’ex-département «Hommes tranquilles». L’art entre dans ce lieu de ségrégation non pas comme une alternative thérapeutique mais comme une expérience primordiale, un virus dont la propagation a ravivé des rêves mis entre parenthèses. Le rôle de l’art et des artistes n’était pas tant de rendre visible l’invisible, mais de faire voir le... visible. A Trieste, cela a débouché sur un espace ouvert à une nouvelle manière de comprendre les rapports entre la folie et l’institution psychiatrique.
Comment résumer la révolution sociale impliquée par les pratiques de dé-institutionnalisation de Basaglia?
Avec un groupe de collaborateurs non-institutionnels, qu’ils soient artistes, étudiants ou ouvriers, Basaglia a posé cette question: comment faire en sorte que «l’intérieur», c’est à dire toutes les personnes dans les asiles, se réapproprient «l’extérieur»? Détruire l’institution n’impliquait pas seulement d’abattre les murs, mais aussi de reconnaître l’identité jusque-là totalement niée des patients. Avec en conséquence un retour des désirs, des échanges, des discussions et donc de la liberté. C’était le point de départ pour rétablir une démocratisation des rapports, la condition sine qua non pour affronter en groupe le mal-être de la souffrance psychique.
Franco Basaglia a dit: «Nous avons compris que l’institution asilaire est le théâtre de la folie, où chacun est contraint de jouer le rôle qui est le sien. Tous les comédiens de cet étrange théâtre suivent un canevas fixe (...), avec des  ‘tableaux vivants’ qui impliquent une immobilité mortelle, alors que pour nous la folie est une chose sérieuse qui comprend la vie, la tragédie, la tension.»
Marco Cavallo est un symbole fort de ce renouveau.
Ensemble, patients et artistes ont eu l’idée de construire un cheval rempli de désirs. Il s’agissait non seulement de le dessiner, mais aussi de choisir ses couleurs, d’écrire la liste infinie des désirs qu’il devait colporter et de le réaliser en carton-pâte. Stimuler les envies des patients signifiait réveiller des moments de libération. Comme l’a dit Giuliano Scabia, «Marco Cavallo est le symbole de la libération, du face-à-face avec le mur que le monde extérieur oppose à qui sort. C’est l’objet qui nous unit, autour duquel la communauté du laboratoire et de l’hôpital vit désormais. C’était vraiment important de partir d’une expérience concrète et non d’un symbole abstrait: cela nous a permis de tous nous retrouver dans l’aspect tangible de ce symbole (...).»
Concrètement, concernant l’art, qu’est-ce qui change après la fermeture des asiles?
On observe, après 1978, une plus grande disponibilité à accueillir les œuvres des patients: elles ne sont plus considérées comme les symptômes de déviances, mais comme des alternatives aux travaux «homologués». Jusque-là, le «moi» de ces auteurs était en repli, tant pour des raisons pathologiques que pour protéger les univers secrets des patients, avec des discours esthétiques elliptiques, répétitifs et hermétiques. Les productions de la première moitié du XXe siècle sont souvent caractérisées par des petits formats, avec des textes ou dessins microscopiques. En général expliqués par l’horror vacui (la peur du vide, ndlr), ils étaient très certainement le fruit d’une carence de matériel et de la nécessité de cacher les œuvres, sinon détruites par le personnel des hôpitaux. Avec la plus grande liberté qu’a signifié la loi 180, on observe un changement de format et de thèmes, davantage liés aux réalités du monde extérieur. L’arrivée des médicaments neuroleptiques, qui peuvent produire des hallucinations, ont aussi favorisé une attention plus marquée pour l’extérieur.
A Lausanne, la Collection de l’art brut présente les murs gravés de Fernando Oreste Nannetti, enfermé jusqu’en 1973 à Volterra. Comment cet artiste brut s’inscrit-il dans cette période?
L’œuvre de Nannetti est une exception, un «déchaînement libérateur» permis grâce à la complicité d’un infirmier, Mino Trafeli. Personne ne réalisait ce que faisait Nannetti sur les murs de la cour intérieure de l’hôpital psychiatrique de Volterra, seul espace dans lequel les détenus pouvaient socialiser ou simplement bouger. Le travail de Nannetti n’a été reconnu que par la suite, après la fermeture de l’hôpital.
Comment Nannetti aurait-il créé s’il avait eu accès à des supports différents et à davantage de soutien?
D’une manière générale, les institutions psychiatriques n’ont pas généré des œuvres artistiques d’importance: les exceptions – Adolf Wölfli, Aloïse Corbaz ou Carlo Zinelli – ont toujours été rendues possibles par la présence d’une figure tierce, qui a fait office de caisse de résonance.
Dans le même hôpital que Nannetti, son contemporain Franco Bellucci vivait enchaîné dans le département «Hommes violents». Ses dossiers médicaux le décrivent comme un «déchireur», qui détruit des objets et des meubles pour ensuite les lier entre eux à l’aide de fils, de cordes, etc. Il a passé seize ans attaché à son lit une grande partie de la journée. Comme beaucoup d’autres patients de Volterra, il a subi des thérapies de choc, même s’il n’était pas dangereux en soi: il ne s’en est jamais pris à des personnes, seulement à des objets.
En 1998, vingt ans après la promulgation de la loi 180, alors que la bureaucratie considérait Bellucci comme non-libérable, il a été accueilli dans le centre de santé mentale Franco Basaglia de Livourne. L’artiste Riccardo Bargellini, qui dirige un laboratoire expressif dans le centre, décèle immédiatement le potentiel artistique du patient. Avec des cordes, câbles et objets trouvés, Franco continue à élaborer des «objets-nœuds» qu’il considère comme des jouets et avec lesquels il déambule dans le centre, sans jamais s’en séparer, jusqu’au jour ou sa curiosité le pousse à en créer de nouveaux.
Quelque 35 ans après le vote de la loi 180, quelle est la situation en Italie?
Aujourd’hui, le risque est grand de voir surgir de nouvelles «institutions fermées» sur les ruines des anciennes. Ce n’est qu’en pariant sur le dialogue ou en pointant les contradictions que l’on pourra thésauriser les progrès atteints. Quant au mouvement de l’antipsychiatrie, il est encore actif: il se bat notamment pour la fermeture des hôpitaux psychiatriques judiciaires, contre l’usage de certains médicaments ou contre l’influence des multinationales pharmaceutiques.
Deux mots clés
Art brut
Le terme désigne toutes les productions artistiques spontanées de celles et ceux qui ne savent pas qu’ils font de l’art, qui créent en dehors des normes esthétiques et qui n’ont pas forcément la conscience de l’existence des «regardeurs»: ils font de l’art pour eux-mêmes, pas pour un quelconque public. On doit l’appellation à l’artiste français Jean Dubuffet, initiateur d’une importante collection d’œuvres glanées au fil de diverses visites chez des particuliers et dans des institutions psychiatriques de France et de Suisse – un corpus qui se trouve depuis 1975 à Lausanne: c’est la Collection de l’art brut. Parmi les créateurs bruts on peut citer Adolf Wölfli, le facteur Cheval, Aloïse Corbaz, Henry Darger, Martha Grünenwaldt ou Alexandre Lobanov. L’art brut – aussi appelé outsider art – intéresse désormais le marché de l’art: plusieurs galeries vendent des pièces produites par des marginaux. Et des hôpitaux psychiatriques – notamment une célèbre institution autrichienne – ont été pris en flagrant délit de production quelque peu forcée d’œuvres brutes ces dernières années.
Antipsychiatrie
Opposée à la psychiatrie classique, l’antipsychiatrie adopte une perspective sociologique, voire parfois spirituelle, pour interpréter la maladie mentale. Plusieurs de ses promoteurs – qui se sont battus dès les années 1960 pour fermer les asiles psychiatriques hérités du XIXe siècle – estiment en général que la psychiatrie n’a pas de réelles visées médicales: elle cherche à résoudre les problèmes posés à la collectivité par les malades et ne s’intéresse pas à ces derniers en tant qu’individus. C’est aussi toute la définition de ce qui est «normal» qui est remise en question. Au même titre que Franco Basaglia en Italie, les tenants de l’antipsychiatrie étaient pour la plupart des praticiens – on peut citer Thomas Szasz, Ronald Laing, David Cooper, Aaron Esterson, Gian Franco Minguzzi, Lucien Bonnafé ou François Tosquelles. Couplée à l’arrivée de nouveaux médicaments comme les neuroleptiques, l’antipsychiatrie a favorisé l’arrêt des traitements inhumains infligés aux malades, puis la fermeture graduelle des asiles psychiatriques.
Nannetti ou la parole gravée
Il s’est autoproclamé «colonel astral» et «ingénieur astronautique minier du système mental». Exposé à la Collection de l’art brut, à Lausanne, le Romain Fernando Oreste Nannetti (1927-1994) a produit une œuvre scripturale des plus singulière, gravée à même les murs de la cour intérieure de l’hopital psychiatrique de Volterra, en Toscane, où il a été interné durant de longues années. Difficiles à déchiffrer, les lettres alignées par Nannetti n’en font pas moins sens: l’écrivain utopiste raconte par exemple qu’il est «libre comme un papillon» et que «tout le monde est à moi», mais aussi qu’il aime son «être matériel comme tel» et qu’il est «grand et aimable de [son] esprit». Mais tous les Champollion de l’art brut ne permettront pas de saisir l’œuvre dans son entier: «Nannetti procède à une sorte de codification ayant pour but de rendre dissuasif ou du moins de différer l’accès à ces pages intimes, autrement dit de brouiller les pistes», explique Lucienne Peiry dans le catalogue de l’exposition. Une «clandestinisation» du texte qui se retrouve dans de nombreux écrits d’artistes de l’art brut, rappelle la directrice de l’institution lausannoise.
Né à Rome, Nannetti est accueilli à sept ans dans une institution de charité, avant d’être placé dans un asile psychiatrique. Plus tard, après une maladie qui attaque sa colonne vertébrale, il aurait exercé le métier d’électricien avant d’être arrêté pour outrage à agent de la fonction publique. Diagnostiqué schizophrène à l’âge de 27 ans, il est transféré à Volterra – il souffre  de délire de persécutions et  d’hallucinations. A Rome, il parlait jour et nuit; en Toscane, il se tait. Il profite de sa promenade quotidienne pour graver ses écrits, avec la complicité d’un infirmier. Il rédige aussi de nombreuses cartes postales destinées à ses connaissances romaines, mais elles n’arrivent jamais à destination. Il les signe «N.O.F. 4»: ses initiales suivies d’un numéro.
Fragments de murs
A Lausanne, on découvre une  reproduction photographique des écrits de Nannetti, tel qu’immortalisés en 1979 par Pier Nello Manoni. Formé de 23 images, le document a valeur de témoignage: à l’abandon, les textes de Volterra sont aujourd’hui en très mauvais état. Autre point fort de l’exposition: les moulures en plâtre de fragments de murs, dont la présentation est accompagnée d’une voix off en plusieurs couches, qui lit des textes de Nannetti – une mise en scène théâtrale peu heureuse, toutefois: réalisée sur le mode du «fou qui vous parle», elle parasite quelque peu la visite.  
Samuel Schellenberg
1 Valeria P. Babini, Liberi Tutti. Manicomi e psichiatri in Italia: una storia del Novecento, Società editrice il Mulino, Bologne, 2009, 366 pp

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