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mardi 31 mai 2011

Gratitude




Le chemin du merci
Je voudrais vous entretenir aujourd'hui d'une valeur sous-estimée pour ne pas dire décriée sous nos cieux : la gratitude. (C'est ma dernière chronique, ce qui risque de conférer à mon ton une certaine urgence, une certaine solennité, voire une certaine emphase, je vous en demande pardon d'avance.)
On ne peut pas s'efforcer d'être heureux mais on peut s'efforcer d'être reconnaissant. Or, voici ce que je constate : plus on a de la chance, plus on est ingrat. Plus on est riche, moins on est généreux. Plus la vie vous couvre de cadeaux, plus on lui crache dessus. Plus on est puissant (et l'on ne peut devenir puissant que grâce aux autres), plus on se targue de n'avoir besoin de personne.
Le lieu où peut s'observer de la manière la plus irréfutable la dépendance humaine est assurément la famille. Le bébé humain naît très prématurément et doit être aidé, protégé et éduqué pendant de longues années avant de pouvoir se débrouiller seul un tant soit peu. Pour apprendre à réfléchir, il a besoin de langage, et pour acquérir le langage il doit (beaucoup) entendre parler les autres. Quant à chercher sa propre nourriture, il n'en sera capable qu'au bout de... sept ou huit ans dans les pays pauvres, quinze ou seize ailleurs - et, dans l'Occident opulent, deux bonnes décennies !
Paradoxalement, c'est dans ce même Occident opulent où les humains mûrissent si tard que règne, plus que partout ailleurs au monde, le mythe de l'autosuffisance. Les intellectuels remportent le palmarès en la matière, reprenant volontiers à leur compte le "Familles, je vous hais !" d'André Gide. "Dans la langue du plus petit peuple européen, en islandais, écrit Milan Kundera dans Testaments trahis, la famille se dit : fjölskylda ; l'étymologie est éloquente : skylda veut dire : obligation ; fjöl veut dire : multiple. La famille est donc une obligation multiple."
Fuyons donc la famille ! est la conclusion consensuelle de bien de nos têtes pensantes, dont on est juste surpris que leur propre morgue ne les étouffe pas.
Deux articles m'ont frappée ces derniers jours.
Le premier, dans Books, résume le livre d'une féministe allemande qui dénonce les femmes de son pays pour leur "lâcheté" : imaginez-vous qu'au lieu de se battre pour accéder aux postes de direction dans les entreprises, elles choisissent "par confort" de s'occuper de leurs enfants ! Il va de soi, n'est-ce pas, que diriger une entreprise est une activité où s'épanouissent magnifiquement nos traits les plus positifs : intelligence, sens de l'humour, générosité, finesse, originalité... alors que le soin des enfants, bien sûr, ne peut que faire s'étioler et s'éteindre ces talents et ces dons. En tant que mère (ou père), on ne pense jamais, on ne rit jamais, on n'invente ni ne crée rien, on est dans la répétition fastidieuse de mille tâches abêtissantes. Vision typiquement beauvoirienne, sartrienne : soyons autonomes ! Ne nous fions qu'à nous-mêmes !
Le deuxième article commence ainsi : "Une salle, deux salles, trois salles, juste ce qu'il faut de lumière, le silence, les sculptures de Georges Jeanclos et vous. Cette visite doit se faire seul, loin de la fureur d'un vernissage, vos yeux grands ouverts dans les yeux fermés de ses personnages, au pays de l'angoisse (passée) et de la beauté (éternelle)." J'ai lu ces phrases avant de regarder le titre du journal qui les publiait, mais, savez-vous, j'ai aussitôt compris qu'il ne pouvait s'agir d'un grand journal parisien (en effet, signé Philippe Dessaigne, l'article est paru dans Le Berry républicain). Un journaliste de la capitale perdrait son emploi s'il écrivait ainsi, au premier degré, comme si quelque chose l'avait réellement ému. En d'autres termes, dans une ville qui se targue d'être l'une des plus belles, les plus riches et surtout les plus cultivées de la planète, au sein justement du milieu où les gens sont payés pour réfléchir, on raisonne comme si l'art valable ne devait en aucun cas transmettre l'amour (serait-il surgi de la difficulté), la beauté (serait-elle surgie de la laideur), le partage, l'éloge de la faiblesse : non, mais le sarcasme, la haine de la vie, la solitude tragique de chaque misérable mortel, le courage viril du désespoir.
Alors je me suis dit que c'était quand même un comble. Et que ma quête, dorénavant, serait de suivre obstinément un autre chemin que celui-là, balisé à mort depuis deux siècles par les "autonomistes" petits et grands. Au lieu de chercher à diriger une entreprise, je vais écouter attentivement les personnages de mes romans (quelle dépendance, entre nous !) et jouer aux cartes avec mes enfants.
Au lieu d'essayer de me convaincre que la merde, le vomi et la misogynie sont fascinants parce que ce sont les thèmes de prédilection de certains romanciers bien placés dans le vent (et dans les ventes), je vais relire Handke qui, dans une pièce datant de 1983, écrivait ceci : "Faites votre chemin dans le vide... ne vous laissez pas convaincre qu'il n'y a pas de beauté. Négligez les sceptiques loin de l'enfance... et n'ayez que mépris pour les persifleurs : les choses sont encore - soyez reconnaissants. La reconnaissance c'est l'enthousiasme - la gratitude seule donne la vision du vaste monde."
Au lieu de m'efforcer de reconnaître un artiste comme "majeur" sous prétexte que le château de Versailles l'expose, je préfère m'attarder sur la série de sculptures par laquelle Ousmane Sow a tenu à honorer les vrais grands de ce monde, qui jamais ne tonitruent ni ne pavanent : Hugo, Mère Teresa, Mandela, Gandhi, son propre père... série bouleversante qui s'intitule, tout simplement... Merci.
Nancy Huston
Née au Canada et éduquée aux Etats-Unis, vit en France depuis 1973 et écrit en anglais et en français. parutions : "L'Espèce fabulatrice" (2008), "Jocaste reine" (2009) et "Infrarouge" (Actes Sud, 310 p., 21,80 euros).

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