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dimanche 10 octobre 2010

décès d' un penseur du totalitarisme...


Mort d'un philosophe

Un grand esprit s'est éteint. Le philosophe Claude Lefort est mort comme il avait vécu, dans la discrétion médiatique qui protège des effets de mode. Depuis sa jeunesse dans l'après-guerre sartrienne jusqu'aux années post-communistes actuelles, rien ne l'aura détourné de son projet fondamental : déchiffrer le code génétique du totalitarisme et, dans un fulgurant effet miroir, définir la nature de la démocratie.

Il décrit le totalitarisme comme un régime qui tend vers la fusion de toutes ses composantes. Par la force et pour la force, il cherche l'unité. Les individus, la société et l'Etat ne font plus qu'un et ce grand Un est symbolisé par la personne du chef, Staline, Hitler, Mao. Toute voix discordante est une menace pour l'unité du système et c'est ce qui conduit un tel régime à une paranoïa permanente.

Apis

En contrepoint, la démocratie est le régime qui installe la contradiction en son coeur. Elle est, dans l'idéal, un lieu vide de pouvoir, une simple procédure permettant aux opinions et intérêts divers de cohabiter pacifiquement. Cette conception procédurale, dépourvue d'objectif final, fut bien sûr critiquée par tous les tenants d'une histoire orientée vers une idée du bien, à commencer par les marxistes.

Influencé par Machiavel, La Boétie et Tocqueville, sur lesquels il a écrit des pages lumineuses, Lefort s'est dressé contre les monstres sacrés de son temps. Il a dénoncé le ralliement de Sartre au marxisme à une époque où il était courageux pour un intellectuel de gauche de s'en écarter. Il a montré aussi que les catégories structuralistes de Lévi-Strauss étaient insuffisantes pour penser le pluralisme et la liberté.

On reconnaît une grande oeuvre appelée à durer à ce qu'elle a su tracer un profond sillon à l'écart des séductions du moment. La pensée de Lefort, aussi discrète dans son expression que puissante dans sa conception, relève à coup sûr de cette catégorie. La réédition toute récente de son introduction à l'oeuvre de Merleau-Ponty, qui fut son maître (Quarto Gallimard), en témoigne à nouveau.

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De la démocratie aux droits de l'homme, en passant par le totalitarisme.

Dans la philosophie française, Claude Lefort occupait une position singulière, que l'on ne peut pas comprendre si l'on méconnaît l'originalité de son itinéraire politique. Il fut un des rares philosophes français à faire de la politique le thème central de son oeuvre philosophique, sans pour autant accepter la vision agonistique de la philosophie qui triompha dans les années 1970. Il fut aussi, et surtout, un des très rares intellectuels français fidèles à la "gauche" à n'avoir jamais eu de sympathie pour la vulgate "progressiste" qui domina en France à partir de l'après-guerre.

Claude Lefort fut, avec Cornelius Castoriadis, un des fondateurs du groupe Socialisme ou barbarie, né d'une scission dans le mouvement trotskiste français ; or si ce groupe s'est voulu révolutionnaire, il n'est jamais tombé dans l'illusion chère aux gauchismes des années 1970, selon laquelle le Parti communiste serait devenu un parti "réformiste", qu'il aurait fallu rappeler à ses devoirs en le poussant à accomplir malgré lui une révolution qu'il aurait abandonnée.

Castoriadis et ses amis ont rompu avec l'orthodoxie trotskiste parce qu'ils voyaient dans l'Union soviétique un régime social et politique nouveau, qui n'avait plus rien d'un "Etat ouvrier", et qui n'était défendu par les partis communistes que parce que ceux-ci aspiraient eux-mêmes à instaurer des régimes de même nature. Castoriadis avait immédiatement compris que la reconnaissance du caractère totalitaire de l'Union soviétique entraînait nécessairement l'abandon de la totalité du marxisme, mais il a dirigé sa pensée vers une redéfinition du projet révolutionnaire que Lefort lui-même a fini par abandonner pour devenir le philosophe de la démocratie, dont il s'est efforcé de penser la nouveauté radicale, sans reculer devant la question de sa relation avec les expériences totalitaires du XXe siècle.

De ce point de vue, si l'on veut se faire une idée de la politique de Lefort, il faut lire en priorité, outre L'Invention démocratique (Fayard, 1981), l'imposant recueil Le Temps présent, qui rassemble ses écrits politiques publiés de 1945 à 2005 (Belin, 2007). On pourra y admirer la sûreté du coup d'oeil qui l'a conduit à éviter la plupart des erreurs dans lesquelles tombaient ses contemporains les plus prestigieux.

Critique acerbe du Sartre "progressiste" qui publia en 1952 dans Les Temps modernes "Les communistes et la paix", il fut un des meilleurs analystes de l'insurrection hongroise de 1956 qui fut, en fait, la seule expérience révolutionnaire qu'il ait vraiment soutenue ; militant pour l'indépendance algérienne, il n'a jamais eu d'illusion sur le FLN et il a très vite compris le rôle qu'allait jouer de Gaulle dans la fin de la guerre d'Algérie et dans la modernisation de la société française ; il a soutenu Mai 68 sans s'illusionner sur les vertus des microbureaucraties gauchistes, il a été un des premiers à comprendre la portée du combat des dissidents soviétiques et de l'oeuvre de Soljenitsyne et, à la veille de l'arrivée de François Mitterrand au pouvoir, il analysait très bien la permanence, dans l'union de la gauche, des illusions du progressisme procommuniste.

L'oeuvre philosophique de Claude Lefort est centrée sur l'opposition démocratie/totalitarisme, qu'il a renouvelée grâce à une vision originale de la démocratie, née d'une rencontre inattendue entre l'héritage de la phénoménologie et la pensée de Machiavel.

De Merleau-Ponty (et, sans doute, d'Heidegger), Lefort a appris à se défier à la fois de la métaphysique rationaliste moderne et de l'illusion d'une saisie immédiate du sens des choses humaines.

De Machiavel, il a gardé l'idée que toutes les sociétés s'organisent autour d'une polarité entre les "grands" et le "peuple", qui n'a pas en lui-même le pouvoir de surmonter cette division mais qui n'en est pas moins à la source de la liberté, parce qu'il se définit, négativement, par le désir de n'être pas opprimé.

De là la thèse centrale de Lefort : si la "division originaire" du social est en elle-même insurmontable, la démocratie moderne n'en représente pas moins une expérience radicalement nouvelle, dans la mesure même où elle accueille cette division, et où elle produit du droit dans un contexte marqué par la "dissolution des repères de la certitude".

Enfin, sur les ruines de la première figure moderne de l'Etat et de la souveraineté royale, la démocratie crée un monde pluriel marqué par l'expérience d'une indétermination fondamentale ; elle fait ainsi du pouvoir un "lieu vide" qu'aucune force ne peut définitivement s'approprier.

Dans ce contexte, le totalitarisme, qui se présente volontiers comme l'accomplissement de la démocratie, apparaît en fait comme sa négation radicale, puisqu'il prétend créer enfin un peuple "Un", sous l'égide d'un pouvoir qui est censé représenter directement la société, et c'est ce qui explique l'intransigeance de Claude Lefort devant tout ce qui, dans les traditions révolutionnaires, allait dans le sens des fantasmes de l'unité ou de la transparence.

C'est aussi cela qui l'a conduit, dans un article célèbre, à réhabiliter la problématique des droits de l'homme, dont il fut le premier à donner une version que l'on peut dire à la fois "libérale" et "radicale". Contre Marx, Lefort défend la liberté et l'égalité "formelles", en montrant que, loin de renvoyer à des individus égoïstes et "atomisés" par la propriété et par les mécanismes du marché, ces droits ont d'emblée une dimension politique, comme le montre l'importance de la liberté de pensée et de la liberté de la presse.

Il note aussi que ce que dénoncent toutes les critiques, réactionnaires ou révolutionnaires, des droits de l'homme - de parler d'un homme "abstrait" - est en fait à l'origine même de la dynamique démocratique, qui, à l'opposé du totalitarisme, ne cède pas à l'illusion d'une unité parfaite et définitive.

Claude Lefort pouvait ainsi, tout en défendant les dissidents soviétiques, être ouvert à toutes les revendications à venir. On comprend pourquoi ce penseur subtil et profond peut séduire une partie de la gauche radicale tout en conservant l'estime des libéraux et même des conservateurs éclairés.

Philippe Raynaud, professeur à l'université Panthéon-Assas, membre de l'Institut universitaire de France, est l'auteur de Trois révolutions de la liberté. Angleterre, Amérique, France (PUF, 2009).

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