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mercredi 24 mars 2010

Quelle Démocratie ? par Pierre Rosanvallon

Les pays occidentaux devraient reconnaître qu'ils sont aussi des apprentis en démocratie
Pourquoi organiser ce forum sur la démocratie ? Celle-ci est-elle en danger en France comme dans le monde ?
Pierre Rosanvallon :
La démocratie est un bien inachevé. La démocratie est aujourd'hui en danger dans bien des parties du monde car elle est manipulée ou elle est très souvent récupérée. Voyez, par exemple, l'usage du mot démocratie que fait un Poutine en parlant de démocratie souveraine, ou un Chavez en parlant de démocratie populaire. Pour ne pas parler de la manière dont Nicolas Sarkozy se présente en héros de la démocratie responsable.
Mais il y a aussi urgence, car la crise, pour être surmontée, obligera partout à plus de transparence, à plus de reddition de comptes, à plus de sens des responsabilités et à plus de participation des citoyens. Que ce soit en matière de régulation économique ou en matière de solutions sociales, la question de la démocratie doit toujours être dans notre ligne de mire.
Comment sortir de la crise de la représentation ? Pierre Rosanvallon : La crise de la représentation a deux origines : une première origine, c'est le fait que la représentation est structurellement liée à une contradiction. Quand on vote pour quelqu'un, on voudrait en effet à la fois qu'il ait des qualités de proximité et des qualités de compétences. La proximité, c'est le fait qu'il parle et qu'il pense comme nous. Mais la compétence, c'est le fait qu'il soit, justement, différent de nous.
Donc il y a toujours dans l'élection cette tension proximité-compétence. Mais il y a une deuxième origine à la crise de la représentation, qui est, elle, beaucoup plus actuelle, et qui procède des changements de type sociologique. Lorsque la société a été conçue autour d'idendités collectives relativement stables, comme celle des classes sociales traditionnelles, il était facile de représenter la société dans ses grands blocs structurants. C'est plus difficile dans une société d'individus. Car ce qui crée de l'identité est de l'ordre des communautés d'épreuves, de l'ordre de trajectoires partagées, et ce sont donc des identités plus temporaires et moins stables.
La crise de la représentation nous oblige donc à penser le lien politique entre société et pouvoir autrement que sous les espèces traditionnelles du mandat et de la délégation. A la place de la représentation classique, il y a un besoin aujourd'hui de mettre en place des formes d'interaction beaucoup plus permanentes entre gouvernés et gouvernants. Bref, la solution à la crise de la représentation, c'est de passer d'une démocratie intermittente à des formes de démocratie continues.
La France est-elle, au-delà des apparences, encore une démocratie ? Le régime n'a-t-il pas ou n'est-il pas en train de changer de nature dans un sens clairement moins démocratique tant au vu de l'exercice du pouvoir que de la remise en cause de certains principes fondamentaux ? Pierre Rosanvallon : Je ne crois pas que le terme "moins démocratique" convienne. Ce qu'il convient de dire, c'est que les attentes dans la société sont beaucoup plus fortes et que maintenant, les citoyens ne se contentent plus des formes traditionnelles de la démocratie électorale.
Or les pouvoirs en place, et c'est le cas du président de la République actuel, se drapent, eux, dans leur seule légitimité électorale. On peut dire ainsi que la démocratie électorale n'est que le premier pas de la réalisation d'une véritable démocratie. En rester là, ce serait donc faire du surplace que l'on peut, en ce sens, penser équivalent à un retour en arrière en regard du désenchantement des citoyens.
Pensez-vous que la démocratie représentative actuelle est compatible avec la démocratie participative émergente et prônée par certains hommes politiques ? Face à l'hyper-concentration des pouvoirs, comment rendre le citoyen plus participatif ? Est-il possible d'introduire un "droit d'initiative", comme en Suisse, qui nécessiterait, proportionnellement par exemple 1 million de signatures pour être admissible ? Pierre Rosanvallon : Il y a deux façons de concevoir la démocratie participative. On peut d'abord l'appréhender comme une forme de correction de la démocratie représentative par la mise en œuvre de processus de démocratie directe. C'est le cas du référendum et des différents projets d'initiative populaire. Il y a certainement des avancées à réaliser dans ce domaine, car on peut dire que la France est en retard sur ce point.
Mais on doit aussi concevoir l'idée de démocratie participative autrement, comme un processus d'implication, et si je puis dire d'intéressement des citoyens, à la chose publique. Dans cette deuxième définition, la démocratie participative est beaucoup plus liée à l'idée d'association à la délibération, à l'information, à la reddition de comptes de la part des gouvernants. Dans cette mesure, on peut dire qu'il s'agit d'une démocratie interactive qui oblige en permanence le pouvoir à s'expliquer, à rendre des comptes et à informer.
Est-ce que la démocratie évolue parallèlement au capitalisme ? Pierre Rosanvallon : La chose très importante qu'il faut rappeler, c'est que lorsque les premiers régimes démocratiques modernes ont commencé à être mis en place, avec les révolutions française et américaine, il n'y avait pas à proprement parler de capitalisme à cette époque. On était encore dans des sociétés largement paysannes, avec une industrie souvent limitée à l'activité de nombreux artisans.
Du même coup, à l'origine, la question de l'égalité se posait surtout en termes de statut, de possibilité d'indépendance dans un monde où les différences majeures avaient été abolies avec la suppression des privilèges en France, par exemple.
Mais vers le milieu du XIXe siècle, la montée en puissance de la révolution industrielle et du capitalisme a conduit à reposer complètement la question de la démocratie dans son rapport avec un de ses constituants fondamentaux : l'impératif d'égalité. L'avènement du capitalisme a en effet voulu dire le développement des inégalités. Et on ne peut pas séparer, dans l'histoire ultérieure de la démocratie, l'histoire de la conquête des droits (le suffrage universel notamment) de celle de l'invention des formes de réduction des inégalités. A la fin du XIXe siècle par exemple, dans tous les grands pays industriels européens, le mouvement ouvrier s'est à la fois battu pour le suffrage universel et pour la mise en place de l'Etat-providence, d'un impôt redistributif sur le revenu et d'une nouvelle législation sociale.
Nous vivons actuellement une nouvelle grande transformation capitaliste, mais nous n'avons pas encore trouvé l'équivalent des institutions qui en avaient changé le cours à la fin du XIXe siècle. C'est cette situation qui explique d'ailleurs en grande partie la panne actuelle de la gauche dans le monde.
Si la démocratie n'est pas seulement un régime électoral, mais est surtout une forme de société, comme vous le disiez dans un article il y a peu, le renouveau de la démocratie n'est-il pas absolument lié à un nouveau type de société, où l'objectif ne serait pas l'enrichissement économique, mais plutôt la diminution des inégalités et le renforcement de la cohésion sociale ? Pierre Rosanvallon : La démocratie est inséparable de l'idée de cohésion sociale. Et c'est effectivement aujourd'hui là qu'est le problème. Car il y a un écart grandissant entre ce qu'on pourrait appeler une démocratie des droits, qui est, d'un certain point de vue, en progression (voir simplement l'exemple récent du droit au mariage des homosexuels qui est en train de s'imposer dans le monde), et d'un autre côté, une démocratie d'intégration qui, elle, est totalement en panne, voire en pleine régression. Un des phénomènes majeurs du monde contemporain est même celui de la multiplication des formes de séparatisme social, qui conduit à constituer des petits groupes homogènes mais repliés sur eux-mêmes. C'est l'avènement d'une société des égaux, mais seulement entre des gens qui se ressemblent déjà. Il ne faut jamais oublier que l'origine même de la démocratie a été liée à la nécessité de trouver des institutions participatives pour faire vivre la diversité. Vous avez donc pleinement raison de penser que cette vision que l'on pourrait qualifier de sociétale de la démocratie est aujourd'hui essentielle.
L'une des clés de la vitalité de la démocratie ne réside-t-elle pas dans la nécessaire réconciliation de la gauche et de l'entreprise ?
Pierre Rosanvallon : C'est une proposition extrêmement générale. Si entreprise veut dire simplement production économique, il n'y a pas d'opposition entre l'idée de gauche et celle d'entreprise. Il faut donc tout de suite préciser de quelle forme d'entreprise on parle. Il y a sur ce point effectivement aujourd'hui une grande redéfinition à opérer.
La crise a en effet montré quelles pouvaient être les conséquences désastreuses d'une conception de l'économie, notamment financière, complètement repliée sur elle-même et vivant coupée de la société. Donc réconcilier la gauche et l'entreprise, oui, mais à condition de redéfinir une entreprise dont les valeurs et le fonctionnement ne soient pas coupés de la société.
l'émergence d'Internet ne déclasse-t-elle pas toute forme de démocratie actuellement ?
D'ici quelques années on peut espérer que tous les citoyens, indépendamment de leurs revenus, auront chez eux une connection Internet : peut-on envisager que chacun ait alors le droit de choisir entre démocratie représentative et démocratie directe "online"? Pierre Rosanvallon : C'est la vieille question de la démocratie directe et des obstacles techniques qu'il y avait à la démocratie directe. Internet permettrait en effet à tous les citoyens de voter plusieurs fois tous les soirs. Et on peut d'ailleurs envisager des formes de consultation populaire qui se déroulent de cette façon-là.
Mais la démocratie, ce n'est pas seulement donner à chacun le pouvoir de décision, c'est aussi construire des débats, organiser des confrontations, faire progresser la manière dont on pose les questions, essayer de dépasser les approches limitées. De ce point de vue-là, ce n'est pas d'une démocratie presse-bouton ou d'une démocratie électronique que l'on a besoin pour progresser, mais d'une démocratie plus délibérative qui associe les citoyens à la conscience des problèmes collectifs. Et c'est peut-être de cette façon qu'Internet peut intervenir le plus utilement dans la vie démocratique, en tant que grand forum ouvert et permanent. Mais l'on voit en même temps tout de suite qu'Internet est aussi le règne de la rumeur, de la réaction épidermique. Ce qui montre que la vision d'Internet comme réalisation d'une démocratie d'opinion pourrait conduire à un univers cacophonique aux vertus démocratiques hautement problématiques. Vis-à-vis d'Internet, je n'ai donc pas une approche de l'utopiste béat, mais une vision à la fois positive et critique.
La médiacratie est-elle encore la démocratie ? Pierre Rosanvallon : Ce qui n'est pas la démocratie, c'est lorsqu'il y a des modes de monopole de la représentation, de la formation de l'opinion ou de la conduite des discussions. La médiacratie serait le grand danger s'il y avait, justement, construction de monopole. Et c'est un peu, hélas, ce qui tend à se passer en France, avec en outre le fait que nombre de grands médias deviennent aujourd'hui propriété de groupes industriels.
Il faudrait sur ce point une prise de conscience qui, hélas, n'existe pas suffisamment. Il faut aussi trouver les moyens de résistance en multipliant des médias plus modestes mais qui aient une forte confiance de leurs lecteurs ou de leurs auditeurs. Une fois de plus, on peut dire qu'il faut trouver en même temps la voie de résister et d'imaginer.
La démocratie peut-elle s'opérer sans Etat ? Pierre Rosanvallon : C'est une très bonne question, qui montre deux choses : la démocratie a différents aspects. Si la démocratie se définit comme une démocratie d'émancipation par les droits, elle n'a pas besoin d'Etat-nation, elle a besoin de droits, de tribunaux. Si on prend l'exemple de la Déclaration européenne des droits de l'homme, on voit qu'elle est le vecteur d'une forme de démocratie, protégeant les citoyens sans reposer sur l'existence d'un Etat à proprement parler.
De la même façon, on peut envisager une démocratisation des institutions internationales sans qu'il y ait de processus électoral correspondant, dans la mesure où nombre de ces institutions sont d'essence interétatique. Si l'on prend l'exemple de l'Organisation mondiale du commerce, la démocratiser, ce n'est pas élire au suffrage universel mondial ses dirigeants, puisque ceux-ci sont déjà des élus. En revanche, ce doit être imposer des contraintes de transparence, des contraintes de discussion publique, des contraintes de reddition de comptes à cette organisation. Son caractère "non démocratique" procède en effet dans ce cas de son caractère isolé et coupé des citoyens.
Mais si l'on se tourne vers la définition de la démocratie comme forme de société, alors là, il y a vraiment besoin d'un Etat. Car cette définition de la démocratie repose sur des mécanismes de redistribution, sur la production de services publics. Il y a donc une différence considérable entre les mécanismes d'une démocratisation internationale et les mécanismes d'une démocratisation nationale. Et ils se réduisent à un fait chiffré très simple : c'est que les organisations internationales et la Communauté européenne incluse dans ce cadre ne concentrent que 1 % de la richesse mondiale pour leur fonctionnement. Alors que dans les pays développés, l'Etat de services publics et de redistribution absorbe près de la moitié de la richesse collective.
Il y a donc une différence fondamentale à faire entre ce qu'on peut appeler d'un côté une démocratie de régulation et d'émancipation, qui peut être nationale aussi bien qu'internationale, qui ne connaît pas de frontières, et une démocratie de redistribution, qui, elle, reste structurellement nationale.
L'Union européenne est-elle une démocratie ? Si on la prend en tant que telle, non, car elle n'est pas un Etat. Mais si on la prend comme une association d'Etats, elle l'est à moitié. Donc, elle ne l'est pas. Qu'en dites-vous ? Pierre Rosanvallon : Pour répondre à cette question, je reprendrai les catégories conceptuelles que je viens d'élaborer, et je dirai que l'Union européenne peut constituer un espace démocratique en termes de régulation et de reconnaissance des droits, mais qu'elle ne constitue pas un espace démocratique en termes de redistribution.
Il ne faut jamais perdre de vue ce chiffre fondamental : le budget de l'Union européenne ne représente que 1,2 % de la richesse produite en Europe et, fait plus caractéristique encore, ce budget n'a proportionnellement que très peu progressé depuis les cinquante ans d'existence de l'Europe. De ce point de vue-là, il est clair que l'Union européenne constitue davantage un exemple réussi de coopération internationale à une échelle réduite qu'un modèle de préfiguration d'une construction de type fédéral.
Ce débat sur la démocratie ne renvoie-t-il pas à un duel entre normes, éthique à l'échelle mondiale ? La démocratie étant un concept d'origine occidentale n'est-elle pas manipulée par les Etats non-occidentaux qui se méfient des valeurs occidentales et qui, la travestissant, rejettent l'occidentalisme en perte d'influence, de vitesse au profit d'un agrégation de principes flou, approximatifs défendus par le monde extra-occidental ? Pierre Rosanvallon : Le grand danger en matière de vision internationale du problème démocratique, c'est une certaine arrogance occidentale qui considèrerait que les pays occidentaux savent parfaitement ce qu'est la démocratie et l'ont réalisée. Car il est en effet alors très facile de montrer ce que sont, au contraire, ses inaccomplissements, et de prendre prétexte de ceux-ci pour la bafouer de manière ouverte sous prétexte de différences culturelles.
Les choses se passeraient différemment si les pays occidentaux reconnaissaient qu'ils étaient eux aussi des apprentis en démocratie.
Plus l'on donne une définition développée de la démocratie, plus on rend facile la discussion internationale, et plus on limite les possibilités de récupération ou de manipulation de l'idée démocratique. Dans bien des pays, on constate aujourd'hui que l'on bafoue la démocratie en la réduisant à son moment électoral intermittent. Poutine justifie, par exemple, en Russie les termes dans lesquels il limite les médias en disant que la reconnaissance que le peuple lui a accordée vaut tous les pouvoirs.
L'extension de la démocratie au-delà de la sphère électorale, à partir des idées d'impartialité par exemple, en considérant également la limitation des droits de la majorité, conduit à des définitions plus fortes de la démocratie qui la rendent moins manipulable.
Je dirai donc qu'il faut à la fois avoir un point de vue modeste mais extrêmement exigeant en même temps.
Finalement, quel est l'enjeu de la démocratie aujourd'hui ? Une arme des sociétés contre les Etats ? Un instrument aux mains des Etats contre les sociétés ? Une utopie mondiale ou un "bien commun" des Etats ? Pierre Rosanvallon : La démocratie est un bien commun. La démocratie est ce qui est la condition d'une émancipation des individus et d'une construction d'une vie commune positive. La démocratie est un bien public de cette double façon. Elle est la condition d'une construction de soi dans le cadre de la constitution d'une véritable communauté politique.

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