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lundi 29 mars 2010

Isabelle Stengers écoutée à Dieulefit 26

“Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient”
Résumé : Un appel à la résistance par la prise de conscience de chacun aussi bien dans le domaine économique que dans le domaine de l’écologie.
“Du possible, sinon j’étouffe !” Gilles Deleuze aurait aimé cette belle formule qui donne son titre au tract que les intermittents du spectacle et précaires d’Ile-de-France ont diffusé il y a quelques années pour faire connaître les motifs de leur grogne. Du possible – c’est-à-dire non pas nécessairement une perspective d’avenir riante, celle des lendemains qui chantent, mais plus modestement, et de manière plus vitale aussi bien, une restauration des puissances d’agir, de sentir, d’imaginer et de penser, un renouvellement des capacités de faire et de défaire des mondes.
Deux caractéristiques remarquables autorisent à tenir l’expérience des intermittents en France pour révélatrice d’une situation politique globale. Tout d’abord, la façon dont ils ont été considérés par le pouvoir en place – par celles et ceux que Isabelle Stengers appelle dans son dernier livre “nos responsables” : à savoir, comme des surnuméraires. Trop nombreux sont les intermittents du spectacle. Mais trop nombreux aussi sont les enseignants, les étudiants, les chômeurs, les inactifs, les vieux, les artistes, les journalistes de France Télévision, etc. On en vient à se demander à la longue si les politiques néolibérales contemporaines ont d’autre fonction que de fabriquer des déficits et d’utiliser les populations comme variable d’ajustement.
Mais le plus étonnant dans un tel discours est qu’il ait pu rencontrer un accueil aussi favorable auprès de l’opinion publique, laquelle en est venue à se dire, sur tous ces sujets d’actualité, qu’il n’y avait effectivement pas d’autres choix possible que de supprimer des emplois, que de réduire les aides sociales, que d’augmenter le temps de travail, que d’alléger les charges patronales, etc. C’est qu’”il faut bien réformer”, n’est-ce pas, et en cette affaire le mieux est toujours l’ennemi du bien. Il en va en effet de deux choses l’une : soit moins de droits sociaux, soit plus de chômeurs ; soit des salaires revus à la baisse, soit des délocalisations ; soit les OGM, soit la perte de compétitivité de l’agriculture européenne ; soit les brevets, soit pas de recherche.
Telles sont quelques-unes des “alternatives infernales”, comme les appellent Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, que le discours néolibéral aime à multiplier, et par lesquelles trop souvent nous nous laissons piéger, capturer, envoûter. Tout l’intérêt du mouvement des intermittents, de ce point de vue, a tenu à l’étonnante capacité de résistance qu’il a manifesté, et qui s’est traduite par la tentative de réouverture d’un espace de possibles. En lisant collectivement le protocole de réforme, en confrontant les rapports des experts aux pratiques d’emploi et aux savoirs des uns et des autres, les intermittents ont produit une contre-expertise qui a permis de déplacer le combat sur le terrain même de la production de savoir.
Une nouvelle forme de lutte
À ce titre – et c’est là sa seconde caractéristique remarquable – ce mouvement est à la fois exemplaire et symptomatique des nouvelles formes de lutte et d’un sens renouvelé de l’action politique. N’est-ce pas de cette même manière que les eurosceptiques ont su “résister” au projet de constitution européenne en se réunissant pour organiser des séances de lecture du traité ? N’est-ce pas de cette manière encore que les citoyens sont parvenus à faire bégayer les experts et autres stakeholders des industries agroalimentaires en s’opposant en connaissance de cause à la diffusion des OGM ? N’est-ce pas de cette manière que les “usagers de drogue non repentis” des Pays-Bas, les associations de victimes de l’épidémie de sida, le collectif sans ticket de Bruxelles, etc. se sont donné les moyens de poser les questions qui les concernent en élucidant les diverses dimensions de la situation où ils se trouvent ?
En fabriquant et en échangeant des savoirs, en mobilisant de nouvelles associations et agencements spécifiques ( bref, en transformant, comme le dit Marx, leurs “forces propres” en “forces sociales” ) les collectifs d’usagers sont parvenus à donner de l’importance à des savoir négligés et à faire entendre des nouvelles questions qui ont contribué à mieux situer la pertinence et les limites des expertises officielles, et surtout a faire surgir du possible là où l’idéologie fataliste que véhicule le discours néolibéral s’emploie systématiquement à n’en faire apparaître aucun.
C’est en cette dernière opération que consiste la “barbarie” que dénonce Isabelle Stengers : l’absence de résistance, la quasi-résignation savamment entretenues dans nos pays modernes face à un capitalisme prédateur qui continue de “confier au libre marché mondialisé la charge de l’avenir de la planète, quitte – c’est désormais à l’ordre du jour – à ‘réguler’ pour éviter les ‘excès’”. “Un autre monde est possible”, criaient ensemble les manifestants réunis à Seattle en novembre 1999 à l’occasion d’un sommet de l’OMC – un monde différent de celui où règne une compétition généralisée, une guerre économique de tous contre tous, “où chaque individu, nation, région du monde, doit accepter les sacrifices nécessaires pour avoir le droit de survivre”.
Mais où veut-on en venir exactement, se demandera le lecteur interloqué ? De quoi s’agit-il ? D’altermondialisme ? de décroissance ? d’anticapitalisme ? Tous ces mots sont bel et bien prononcés, et l’auteure ne cache pas ses sympathies pour une certaine gauche – celle dont Gilles Deleuze, si présent dans cet essai, disait qu’elle se distingue radicalement de la droite par ceci qu’ “elle a besoin que les gens pensent”, qu’ils élaborent la signification politique de ce qui leur arrive, qu’ils interviennent dans un problème avec leurs propres critères et leurs propres intérêts, qu’ils créent des “trajets d’apprentissage” leur permettant de refuser les alternatives infernales et la pente obligée qu’elles construisent, le long de laquelle l’avenir devrait dévaler.
De quoi s’agit-il alors ? Il s’agit de comprendre pourquoi nous avons si mal résisté par le passé, mais aussi de savoir comment nous devons à l’avenir nous réapproprier nos propres capacités de penser, d’imaginer et de sentir ensemble, comment nous devons (ré)apprendre à résister ici et aujourd’hui en nous inspirant des techniques d’empowerment et d’action directe qu’ont inventées les groupes d’usagers et les activistes non-violents américains, et en en créant de nouvelles.
La résistance écologique
La résistance à laquelle en appelle Isabelle Stengers depuis quelques années prend, dans son nouvel essai, la forme inédite d’une résistance “écologique”. “Nous ne pouvons pas”, écrit-elle, “nous ne pouvons surtout pas laisser aux responsables des désastres qui s’annoncent la charge d’y répondre. C’est à nous de créer une manière de répondre, pour nous mais aussi pour les innombrables espèces vivantes que nous entraînons dans la catastrophe.” De ce point de vue, ce qui manque le plus à l’écologie politique est un art de remettre en politique les affaires de l’écologie, en refusant d’emblée les termes de l’alternative infernale qui paralyse et empoisonne la pensée : soit la croissance et la compétition, soit la ruine de l’État et la faim dans le monde. Il reste à inventer ce que l’on pourrait appeler une pragmatique des situations de catastrophes écologiques, c’est-à-dire un ensemble d’expériences pratiques, de techniques ou d’artifices capables de produire “les capacités collectives de se mêler des questions qui concernent l’avenir commun, et de se mêler d’abord de la manière dont ces questions sont formulées”. L’enjeu de la réflexion n’est pas, et ne peut pas être, celui de dire quel “autre monde” est possible, car “la réponse appartient à un processus de création dont il serait insensé et dangereux de sous-estimer la difficulté terrible”, mais de rendre d’abord et avant tout sensible au caractère inédit de ce qui arrive et qui n’a été ni voulu ni préparé par personne, et auquel nous devons pourtant répondre.
“Ce à quoi nous avons à créer réponse”, écrit Stengers, “est l’intrusion de Gaïa”. Que faut-il entendre par là ? Pourquoi solliciter ce nom dont l’or s’est quelque peu terni entre les mains des élucubrateurs du New Age ? Nommer Gaïa, prévient l’auteure, est plus qu’un simple acte de baptême, c’est une opération pragmatique “qui confère à ce qui est nommé le pouvoir de nous faire sentir et penser sur le mode qu’appelle le nom”. A ses yeux, le bénéfice à espérer du choix d’une telle appellation est double. Le nom de Gaïa rappelle que la théorie qui lui est liée, que James Lovelock et Lynn Margulis ont avancée au début des années 1970 pour désigner le système autorégulé que formeraient ensemble la vie et la terre, a une origine scientifique. Par là, il s’agit de faire entendre qu’il faut “résister à la tentation d’une opposition brutale entre les sciences et les savoirs réputés ‘non scientifiques’”, parce que leur “couplage sera nécessaire si nous devons apprendre à répondre à ce qui a déjà commencé”.
Mais l’intérêt du nom de Gaïa est qu’il réussit comme nul autre à communiquer le sens d’une transcendance, celle d’un “agencement chatouilleux de forces indifférentes à nos raisons et à nos projets”, dont nous avons besoin pour lutter contre cette autre forme de transcendance que menacent de devenir les bien nommées “lois du marché” s’imposant quels que soient nos projets et espoirs futiles. L’intrusion de Gaïa a l’incomparable mérite de ramener le mode de transcendance du capitalisme aux conditions réelles de son fonctionnement en révélant qu’en lieu et place d’un système prétendument autorégulé et automatique dont la logique échappe au politique, nous avons affaire à une entreprise qui repose sur tout un appareillage gigantesque de lois, de règlements, de contraintes, d’institutions toujours en mutation. Loin d’être implacable, la logique de fonctionnement capitaliste est seulement “radicalement irresponsable”, incapable de “faire autrement que d’identifier l’intrusion de Gaïa avec l’apparition d’un nouveau champ d’opportunités”.
On l’aura compris, se fier au capitalisme qui se présente aujourd’hui comme soucieux de préservation et de durabilité serait commettre la même erreur que la grenouille de la fable qui accepta de porter un scorpion sur son dos pour lui faire traverser une rivière. S’il la piquait, ne se noieraient-ils pas tous les deux ? Il la piqua pourtant en plein milieu de la rivière. En son dernier souffle la grenouille murmura : “Pourquoi ?” À quoi le scorpion, juste avant de couler, répondit : “C’est dans ma nature, je n’ai pu faire autrement.” Et Isabelle Stengers de conclure : “C’est dans la nature du capitalisme que d’exploiter les opportunités, il ne peut faire autrement.”
Hicham-Stéphane AFEISSA
Isabelle Stengers
Éditeur : Les Empêcheurs de penser en rond
205 pages / 12,35 €

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